Les Syrtes dans l’imaginaire littéraire classique.

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Scritto da Administrator | 10 Dicembre 2019

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Les Syrtes dans l’imaginaire littéraire classique
Attilio Mastino

COLLOQUE INTERNATIONAL D’une Syrte à l’autre III:
Les deux Syrtes entre le désert et la mer à travers l’Histoire:
Espace d’échange, de concurrence et de conflit

Mahdia, les 2, 3 et 4 Décembre 2019

A la mémoire de René Rebuffat

Permettez-moi de remercier de tout cœur les amis du département d’histoire de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines et Sociales de Sfax (Tunisie) et du département d’archéologie de Durham University (Angleterre) en partenariat avec le «Laboratoire d’Etudes et des Recherches Interdisciplinaires et Comparées (LERIC) », le «Laboratoire Maghreb Arabe : Omrane Pluriel », et «The Society for Libyan Studies (London U.K.) », qui organisent ce troisième colloque international sur les deux Syrtes à travers l’histoire, dont le thème est Les deux Syrtes entre le désert et la mer à travers l’Histoire : Espace d’échange, de concurrence et de conflit.

Dès la fin de la période républicaine, on avait acquis à Rome une connaissance complète des routes, des lieux d’abordage et des ressources d’un territoire, l’Afrique numide, qui était resté pendant longtemps enveloppé dans un halo de mystère; et pourtant, malgré des informations adéquates, qui apparaissent à maintes reprises dans les sources, les écrivains de la période augustéenne et plus tard ceux de l’époque impériale préfèrent donner aux Syrtes une connotation différente, négative et terrifiante selon une tradition littéraire bien établie, fondé sur un préjudice, si on pense à la célèbre description des arbres de l’oasis de Tacapes Chez Pline ou, bien avant, à la beauté de l’ile des lotophages dans l’Odysée, Meninx-Djerba.

Dans l’Enéide, Virgile accentue cette définition fabuleuse qui se base sur les dangers pour la navigation et sur la présence de populations barbares et hostiles (encore avec Claudien : rapt. Pros. 3, 446: Litus et accenso resplendent aequore Syrtes): c’est justement dans la mer des Syrtes que l’on peut probablement situer l’épisode de la tempête, qui reprend l’idée d’Apollonios de Rhodes (295 av. J.-C. - 215 av. J.-C.), pour l’itinéraire suivi par les Argonautes. Selon une interprétation que j’avais présentée à l’occasion du colloque organisée par l’Ecole française de Rome en 1987, Enée aurait atteint l’extrémité sud de la Méditerranée, le μυχός, le sac, le fond, le point le plus méridional de la grande Syrte, à proximité des Arae Philaenorum, qui auraient ensuite marqué la frontière entre les provinces romaines de l’Afrique Proconsulaire et de la Cyrénaïque. Le discours doit maintenant être étendu à la période flavienne et ensuite à la période antonine, afin d’augmenter le nombre de sources littéraires sur la base d’une recherche approfondie menée à cette occasion : on aura l'impression que même avec le passage des siècles, la connotation littéraire, à certains égards très négative et différente de l'observation directe, continue à survivre pendant des siècles. Nous souhaitons notamment fournir une mise à jour des dernières études avec une attention particulière pour les lieux suivants:

Arae Neptuniae, lieu mythique du naufrage d’Enée (écueil Keith, banc des Esquerquis)

Arae Philenorum en Libye, lieu mythique au fond de la Grande Syrte,

Petite Syrte et île Kerkennah,

Grande Syrte.

La recherche s’étend à présent de l’époque augustéenne à l’époque impériale et est commentée à la lumière des dernières études sur les mosaïques représentant des scènes de ports situés dans les deux Syrtes, les naufrages, la navigation dangereuse, qui fut également racontée à une époque tardive pour la navigation de l’apôtre Paul (Arator apost. 2 1066/1). Cette recherche continue ensuite jusqu’à la fin de notre période et jusqu’au VIe siècle, en pleine période byzantine, dans la Iohannis de Flavius Cresconius Corippus. Ici, les peuples qui habitent les Syrtes sont plus nombreux, les Nasamons pinnati, c’est-à-dire « ailés » ou « à plumes », qui rappellent les Sardes dévots du Sardus Pater, fils de l’Africain Makeris-Héraclès, avec l’iconographie de la coiffure à plumes, une véritable couronne, comme sur un rasoir punique provenant de Carthage, semblable à celui des Nasamons africains, iconographie qui renvoie à ce que Pettazzoni appelait la connexion ethnique sardo-africaine, qui passe aussi par le culte des ancêtres illustres. Tous ces éléments confirment l’hypothèse d’Ignazio Didu selon lequel le mythe dérive certainement de sources pré-sallustiennes. Donc, la mémoire reste et, dans la Iohannis, Corippe rappelle les aspera rura cultivés par les Nasamons Ioh. 6, 197 quis Syrtica rura / asper arat Nasamon ; mais la source semble être Lucain. Celui-ci, dans le contexte de l’arrivée de Caton dans les Syrtes, lors d’une tempête de sable, évoque simultanément Marmarides, Nasamones et Garamantes comme des adorateurs d’Ammon, cornibus tortis dans un temple situé précisément sur le territoire des Nasamones : cf. Lucain, Pharsalia 9, 514. La tradition sur les Nasamons avait déjà commencé à partir d’Hérodote ; elle continue par exemple chez Silius Italicus (1, 408: et vastae Nasamon Syrtis populator Hiempsal). La tribu des Nasamons garde chez Corippe le caractère d’un peuple vivant dans le dangereux désert de sable à la chaleur étouffante (cf. Ioh. 7, 495; 8, 234; 535). Nous sommes moins renseignés à propos des Ifuraces commandés par Carcasan ; mais aussi les Ilaguas/Laguatan (Zarini 1997, p. 51), les Autololes (Claud. 21, 355), repetunt deserta fugaces Autololes, Arzuges. Encore les Numides (Claudien, Stil. Cos. I, 257); les Gétules (Claud. Hon. IV cos. 438). On trouve aussi des expressions qui renvoient au très faible caractère militaire des peuples syrtiques, 351 Syrtica castra tamen, nimio turbata pavore; selon Sara Bronzini «l’ethnonyme Syrticus (15 occurrences, toutes dans la pars iliadique’inscrit dans une tradition littéraire bien établie qui caractérise les Syrtes comme étant des régions remotae et ad mundi extrema (voir Lucain, Phars., 9, 598: Hunc ego per Syrtes Libyaeque extrema triumphum). Bien qu’ayant perdu une valeur ethnographique précise, l’adjectif Syrticus (attesté par exemple dans Sen. dial. 7, 1, 4 mari syrtico; epist. 90, 17 Syrticae gentes; Lucan. 10, 37 nec Syrticus obstitit Hammon; Sil. 5, 240; Sidon. epist. 8, 12, 10 Syrticus ager) évoque le désert aride des Syrtes, associé dans l’imaginaire romain à des entreprises héroïques comme celle de Caton d’Utique dans le livre IX de Pharsalia ».

A présent, la recherche a été étendue aux sources épigraphiques dans lesquelles on rencontre, surtout en Afrique, le cognomen ou nom unique Syrticus et Syrtis-Sirtidis au féminin, le masculin Syrta, le gentilice Sirtius et Syrtius. Nous pouvons commencer par une inscription tardive de Carthage, qui était passée jusqu’à présent presque inaperçue mais que Monceaux connaissait : Hunc quis non credat ipsis dare Syrtibus amnes / qui dedit ignotas viscere montis aquas, On peut faire confiance qu’il peut donner des rivières aux Syrtes, le même qui a donné des eaux inconnues des viscères d’une montagne. Ces vers montrent que, dans le bas empire, le thème de la souffrance était encore présent, souffrance causée par la sécheresse, par l’impossibilité d’irriguer le désert syrtique si ce n’est par un miracle du Christ (Hunc), entre topos, lieu commun littéraire et description réaliste, signe d’une connaissance directe des lieux africains.

D’ailleurs, la phrase de Pline l’Ancien au milieu du Ier siècle après J.-C témoigne de la continuité de la réflexion sur la côte africaine « ...nec alia pars terrarum pauciores recipit sinus, longe ab occidente litorum obliquo spatio » (il n’y a pas d’autre partie de la terre qui enserre moins de golfes, avec la longue étendue oblique de son littoral à partir de l’Occident, HN, V, 1).

La fin du royaume de Numidie, après la défaite du roi Juba à Thapsus, et la création de la province d’Africa Nova, confiée par César à Salluste, représentent un tournant dans les relations entre Rome et le monde africain : avec l’unification voulue par Auguste, l’Afrique proconsulaire s’ouvre aux negotiatores italiens et la présence d’immigrés favorise un échange d’informations et de relations commerciales. Le Stadiasmus Maris Magni date de la fin du Ier siècle av. J.-C. ; c’est un périple témoignant d’une série de routes de cabotage dans la mer de la Grande Syrte qui est restée presque fermée à la navigation romaine, enveloppée dans le mystère de fabuleux dangers (vd. Anth. Lat. 806, 53: Dicit per Syrtes fore multa pericula passos). Les côtes furent explorées au cours de l’hiver 49-48 av. J.-C. (après la mort de Pompée) par Caton le Jeune, qui conduisit dans le désert aride de la Grande Syrte, entre Bérénice et Lepcis Magna, un contingent de plus de 10 000 hommes : déplacement héroïque qui, achevé en trente jours dans d’énormes difficultés et par une chaleur suffocante sous le souffle du sirocco et poursuivi ensuite, au printemps, jusqu’à Utique avec la traversée de la Petite Syrte, eut à Rome un écho remarquable à cause de certains épisodes d’héroïsme, repris par Lucain. Plus tard, le séjour de César en Afrique, à la frontière nord de la Petite Syrte, après le débarquement à Hadrumetum et jusqu’à la bataille de Thapsus, contribua à accroître la connaissance directe d’un territoire à cheval entre l’ancienne province d’Afrique et le royaume de Numidie, bouleversé par l’effondrement du parti pompéien. Une grande impression fut ensuite suscitée à Rome, au moment de la refondation de Carthage, par les nombreux triomphes sur les peuples africains, à partir de celui de T. Statilius Taurus en 34 av. J.-C. jusqu’à celui de L. Cornelius Balbus en 19 av. J.-C., année de la mort de Virgile, à la fin de la campagne contre les Gétules et les Garamantes des steppes présahariennes, un épisode qui est confirmé dans le sixième livre de l’Enéide (v. 794 s.). Plus tard, les longues guerres sanglantes, qui prirent fin avec l’acclamation impériale, en 3 apr. J.-C., du proconsul Passienus Rufus et, en 6 apr. J.-C, avec le triomphe sur les Musulames et les Gétules accolae Syrtium de Cossus Cornelius Lentulus (Flor. 2, 31, 40), doivent être considérées comme des étapes importantes non seulement de la conquête mais aussi d’un itinéraire progressif de connaissance, après les idéalisations mythiques de la fin de la république. Dans ce contexte, l’utilisation du terme Syrtes par des écrivains de la période augustéenne est emblématique pour indiquer les deux grands golfes méditerranéens de l’Afrique du Nord, séparés des emporia tripolitains, lieux sablonneux caractérisés par un dangereux ressac pour la navigation côtière. Salluste, en reconstituant les événements de la guerre contre Jugurtha, propose l’hypothèse d’une origine grecque pour le toponyme Syrtes, du verbe σύρω, au sens de traho, traîner : [duae Syrtes] quibus nomen ex re inditum. Nam duo sunt sinus prope in extrema Africa, impares magnitudine, pari natura. . . ab tractu nominatae (Bellum lug. 78, 1-3), toujours distinctes l’une de l’autre, mais présentant des caractéristiques géographiques similaires, voir Prisc. Periheg. 187: hanc minor insequitur Syrtis maiorque secunda. En réalité, la combinaison étymologique est arbitraire: nous préférons aujourd’hui supposer que la coïncidence sémantique et phonétique avec le grec n’est que fortuite et nous faisons l’hypothèse d’une origine sémitique, liée à la présence carthaginoise dans la Petite Syrte dès le VIe siècle av. J.-C. Une confirmation pourrait provenir de l’arabe Sert, terme qui désigne le désert et, par extension, une étendue de sable à proximité d’une baie, une terre désolée et monotone le long de la côte. Selon Treidler, le grec aurait pu constituer tout au plus un élément de médiation; une contribution du substrat libyen-berbère semble également être exclue. Le terme Σύρτις apparaît pour la première fois à propos de la Grande Syrte dans Hérodote, pris peut-être dans Hécatée VI-V siècle a. J.-C. (2, 32, 150; 4, 169, 173). A l’origine, il n’indique que la baie, le golfe, les lieux où l’on ressent des variations sensibles de la marée ; plus tard il indique également le continent voisin (Syrtica regio). On trouve la distinction entre la Grande et la Petite Syrte, qui n’existait pas à l’origine, dès le IVe siècle av. J.-C. dans le périple du Pseudo-Scylax (§ 110 M) et elle est reprise par Polybe (3, 23, 2; 3, 39, 2; 31, 21, 2). Pendant la période augustéenne, citons le rôle important que dut avoir Agrippa, informateur de Virgile et surtout de Strabon, qui nous laissa une description systématique des Syrtes ; il cite comme sources Eratosthène de Cyrène (2,5,20) et Artémidore d’Ephèse (16, 747 sg.; 17, 803; 18, 3, 8) et il étend le toponyme Syrtis jusqu’à l’actuel Golfe de Sidra (Djun el Kebrit). Salluste, lui aussi, (Bellum lug. 19, 3 e 78, 1) et Tite Live, ce dernier à propos de la deuxième guerre punique (29, 33, 8; voir aussi, pour l’année 193 av. J.-C., 34, 62, 3), distinguent la Petite Syrte de la Grande Syrte, distinction que l’on trouve par exemple dans les Amores d’Ovide (2, 11, 20, magna minorque Syrtes) ou dans la De chorographia de Pomponius Mela (1, 37; 2, 105). Virgile, Properce, Horace et Ovide préfèrent généralement le pluriel Syrtes, utilisés dans un sens global et pour évoquer l’ensemble du territoire, plutôt que le singulier.

La Petite Syrte (aujourd’hui également appelé Golfe de Gabès) s’étendait de Thenae ou Thapsus jusqu’à l’île Μήνιγξ, aujourd’hui Djerba (cf. Pol. 1, 39, 2). La Grande Syrte (aujourd’hui Golfe de Sidra ou Djun el Kebrit) s’étendait du Cap Képhalé (Κεφαλαί ou Τρικέρων άκρον, aujourd’hui Ras Zarrùg) près de Lepcis jusqu’au Cap Boreion (Βόρειον άκρον, άκρωτήριον, aujourd’hui Ras Tajunes) près de Bérénice-Benghazi ; c’est là, dans la partie la plus intérieure du golfe, au point le plus au Sud de la Méditerranée, sur le site que Strabon (17, 3, 20) et Ptolémée (4, 2, 3; 3, 5 et 44) appellent μυχός, le sac, aux Arae Philaenorum, qu’était marquée la frontière entre la Cyrénaïque grecque et l’Afrique punique et donc entre les provinces romaines de la Cyrénaïque et Proconsulaire (cette dernière étant en partie héritière du royaume de Numidie).

Le terme Syrtis, ayant généralement une nuance négative, désigne de longues étendues de côtes basses, sableuses et uniformes, battues par le sirocco ou par l’auster, vents qui provoquent de terribles tempêtes de sable. La navigation côtière y est dangereuse en raison de la présence de bas-fonds, de courants et de marées qui, en particulier dans la Petite Syrte où les isobathes sont plus espacées en raison de la pente inférieure, provoquent un violent ressac même au large et à des kilomètres de la côte. Les vagues transportent de gros blocs de pierre et des tas de sable, modifiant ainsi brusquement l’apparence des lieux et la situation des fonds marins, formant même, loin de la côte, de vastes bancs de sable et des hauts-fonds sur lesquels les voiliers, entraînés par les vagues plus que par vent, risquent de se heurter et d’échouer à marée basse, sans que les marins ne puissent voir la terre ferme, très basse sur la ligne d’horizon. Pour Sénèque (De vita beata 14, 2), la mer Syrticum se caractérise par un flux et un reflux continu des vagues, qui laissent souvent les bateaux à sec ou les jettent contre la côte (sicut deprennsi mari Syrtico, modo in sicco reliquuntur, modo torrente unda fluctuantur) ; voir Lucain, Phars. 9, 756 : Nunc redit ad Syrtes et fluctus accipit ore ; la navigation est empêchée et l’abordage devient dangereux et difficile. Le flux et le reflux de la marée durcissent tellement le sable que Virgile peut parler de Libycum marmor (Aen. 7, 718) ; le sol se confond avec la mer jusqu’à l’horizon, puisque la terre désolée, selon l’expression de Lucain, ne parvient pas à se défendre des vagues (9, 303-4) : Syrtes vel primam mundo natura figuram / cum daret, in dubio pelagi terraeque reliquit.

Par extension, le terme Syrtis désigne non seulement la baie sur la mer Africum (ou Libycum οu Syrticum), mais également la côte et une bande de terre en arrière de celle-ci, hostile et déserte, avec des dunes de sable atteignant 15 mètres de hauteur ; un lieu, cependant, où l’on peut marcher bien qu’il n’y ait pas de villes mais seulement des tribus barbares, où l’eau potable fait défaut et où abondent les serpents venimeux (voir une attestation tardive : Claudien, Stil. Cos. I, 257: Stipantur Numidae campi, stant pulvere Syrtes). Ainsi dans Aen. 5, 51, Enée, de retour à Drépane, promet de célébrer chaque année les jeux funéraires en l’honneur d’Anchise, même s’il devait, à l’avenir, vivre dans les Syrtes, où habitent les Gétules : hunc ego Gaetulis agerem, si Syrtibus exul ; le vers est repris par Horace (Carm. 2, 20,14-16) : visam gementis litora Bosphori / Syrtisque Gaetulas canorus / ales Hyperboreosque campos ; dans le même sens, sive per Syrtis iter aestuosas / sive facturus per inhospitalem / Caucasum (1, 22, 5-7) ; c’est là que fait rage la vague mauresque (2, 6, 1-4).

Dans le neuvième livre de la Pharsalia, Lucain décrira, avec des information de première main, la Syrtica regio parcourue par l’armée de Caton, la présentant comme stérile, sans sources, infestée de serpents venimeux, inaccessible et brûlée par le soleil, sans cultures ni arbres fruitiers (vv. 379 sgg.) : vadimus in campos steriles exustaque mundi / qua nimius Titan et rarae in fontibus undae / siccaque latiferis squalent serpentibus arva rappelons les arva praetenta Syrtibus di Aen. 6, 60). En effet, l’arrière-pays du Golfe de Sidra, qui correspond à la Grande Syrte, est encore aujourd’hui l’un des lieux les plus déserts et les plus inhospitaliers de la Méditerranée ; les précipitations n’y dépassent pas 250 mm de pluie par an pluie (bien en-dessous des 500 mm de pluie de la Petite Syrte) ; il n’y existe aucun établissement humain significatif ; il est traversé par des oueds complètement asséchés en été, avec de petites oasis et des lagunes côtières qui entravent le passage sur les quelque 760 km de la côte. Dans la partie la plus interne de la baie, la navigation est rendue dangereuse par des hauts-fonds (Lamaresch, Carcura), des écueils (Hericha, Ez-Zueitina, Elfie) et des îlots (Bu Sceifa, Genmarisc, Legarah) que le pseudo Scylax connaît déjà, rappelant les trois îles Ποντιαί également appelées Λευκαί à cause de leur végétation blanche (§ 109). Le Stadiasmus Maris Magni énumère les écueils Ύφαλοι (§ 72 et 73) et les îles Ποντιαί, dont la plus grande est Μαία (§ 75 e 76). N’oublions pas non plus que pour Cicéron syrtis est le synonyme (métaphorique) de scopulum. Par contre, dans la Petite Syrte, où le fond marin est pourtant moins profond, la navigation est facilitée par l’absence presque complète d’écueils et par la présence de quelques grandes îles (Κέρκινα e Κερκινΐτις, correspondant aux Kerkennah ; Μήνιγx, l’actuelle Djerba).

Les anciens ont voulu souligner ces dangers en construisant un τόπος fortement conditionné par les suggestions liées au désert du Sahara voisin, considéré comme presque impénétrable, confinant au limes de l’empire romain, fabuleux point final de tout l’écoumène. Dans ce sens, les Syrtes sont à la fois remotae (Stat., Silv. 4, 5) et ad mundi extrema (Serv., ad Aen. 10, 678). D’autre part, la nécessité de protéger le monopole commercial phénicien-punique sur la Petite Syrte a peut-être conduit à la naissance de légendes de dangers fabuleux, qui ont également caractérisé des populations nomades de la région syrtique, les Lotophages, les Troglodytes, les Gétules, les Numides, les pirates Nasamons.

En fait, pendant la période augustéenne, la mer des Syrtes était désormais concernée par un trafic important de navires marchands à destination des trois ports de Sabratha, Oea et Lepcis Magna en Tripolitaine et des autres grands ports de la Petite Syrte, parmi lesquels émergent Takapes (Gabès) et Taparura (Sfax). Les bateaux qui devaient suivre les routes de cabotage dans la mer des Syrtes étaient spécialement construits avec un tirant d’eau limité et une quille plate, de manière à pouvoir franchir les bas-fonds ; on utilisait désormais un moyen banal pour libérer les navires échoués sur un banc de sable : on attendait la marée haute et on jetait ensuite tout le chargement à la mer. Les voies de terre, elles aussi, étaient désormais devenues plus sûres le long du littoral syrtique où l’on assistait à une sédentarisation progressive des populations nomades, sédentarisation documentée avec certitude dans le Stadiasmus Maris Magni de la fin du Ier siècle av. J.-C.

En revanche, les poètes de la période augustéenne exagèrent les caractéristiques des Syrtes, même s’ils restent dans le cadre d’une tradition littéraire très stricte.

Le mot Syrtes apparaît huit fois dans l’Enéide (1, 111 et 146; 4, 41; 5, 51 et 192; 6, 60; 7, 302; 10, 678), une fois dans l’Appendix Vergiliana (Dyrae 53), une fois dans le Ps-Tibulle (3, 4, 91), trois fois dans les Elégies de Properce (2, 9, 33; 3, 19, 7; 3, 24, 16), trois fois dans les Odes (1, 22, 5; 2, 6, 3; 2, 20, 15) et une fois dans les Epodes d’Horace, enfin six fois dans les œuvres d’Ovide (Met.. 8, 120; Am. 2, 11, 20; 2, 16, 21; Fasti 4, 499; Rem. Am. 739; Ex Ponto 4, 14, 9).

Le terme apparaît généralement au pluriel, avec deux exceptions dans l’Enéide (4, 41, nominatif; 10, 678, génitif), ce qui confirme la préférence pour la forme Syrtis plutôt que pour la forme grécisante Syrtidos (utilisée par exemple par Luc. 9, 710), une dans l’Appendix (Dyrae 53, genitif), une dans Tibulle (3, 4, 91) et une dans Ovide (Met. 8, 120), toujours au nominatif singulier ; dans certains cas, la tradition manuscrite est toutefois douteuse et on peut penser qu’il faut réduire le nombre d’attestations du singulier (comme par ex. dans Aen. 4, 41 e 10, 678) qui propose la forme originale du coronyme avec une extension à tout le territoire.

Le nominatif pluriel Syrtes apparaît six fois (Aen. 7, 302; Prop. 2, 9, 33; 3, 19, 7; 3, 24, 16; Ον., Am. 2, 11, 20; Rem. Am. 739) ; l’accusatif neuf fois, en général sous la forme en -is (Syrtis : Aen. 1, 111 e 146; Hor., Carmi. 1, 22, 5; 2, 6, 3; 2, 20, 15; Ep. 9, 31; Syrtes : Ον., Am. 2, 16, 21; Fasi/ 4, 499; Ex Ponto 4, 14, 9) ; enfin l’ablatif Syrtibus, trois fois (Aen. 5, 51, 192; 6, 60).

En général, le terme est utilisé pour fournir une indication géographique précise et fait référence aux deux golfes méditerranéens ; au sens métaphorique, on ne le rencontre qu’une fois dans Aen. 1, 146. comme synonyme de hauts-fonds ou d’écueils. Il a toujours une connotation négative et il est utilisé pour indiquer un endroit dangereux et terrifiant, où il est difficile de survivre : c’est une région inhabitée et inhospitalière inhospita (Aen. 4, 41; Ovid., Met. 8, 120, par opposition à l’Europe : non genetrix Europa tibi est, sed inhospita Syrtis), attribut qui, pour Servius, est synonyme de barbara et d’aspera et qui est généralement associé au concept de solitude et de désert (Hor., Epist. 1, 14, 19: deserta et inhospita tesqua) ; pour Virgile, une deserta regio est le territoire à proximité de la Grande Syrte où vivent les Barcaei, les ancêtres indigènes, d’origine libyenne, des fondateurs de Barce dans la Cyrénaïque nord-occidentale, late furentes (Aen. 4, 42, cfr. Sil. It. 2, 63) ; ce n’est qu’après avoir dépassé le Syrticae solitudines, au-delà du désert du Sahara, que l’on atteint le territoire où paissent les éléphants africains (Plin., NH 8, 11, 32). L’adjectif inhospitus, se rapportant certainement aux Syrtes, apparaît par exemple dans Aen. 5, 627-8, dans le discours de Béroé-Iris à Eryx, où le mécontentement des femmes troyennes explose à cause des voyages interminables (tot inhospita saxa / sideraque emensae: voir Silius Italicus, Pun. 3, 652: nos tulit ad superos perfundens sidera Syrtis) ; mais voir ensuite Lucain (1, 367-8) : per inhospita Syrtis / litora, per calidas Libyae sitientis harenas, où l’opposition entre l’Europe accueillante et les Syrtes inhospitalières subsiste (Met. 8, 120; vd. Sen. Ag. 180: Libycusque harenas Auster ac Syrtes agit) ; ici, aucun arbre fruitier ne pousse, à l’exception du silphium (Theophr., Nist. pi. 6, 3, 3). Les sables côtiers sont souvent mentionnés : Lucain Phars. 9, 441: Syrtis alit. Nam litoreis populator harenis. Voir Silius Italicus Pun. I, 644 : excivit Calpen et mersos Syrtis harenis. La description associe la chaleur insupportable et l’aspect inhospitalier : Sidon. Carm. 16, 91: seu te flammatae Syrtes et inhospita tesqua. Voir Corippe, Ioh. 5, 175: Desertosque libet ? calidas sic cernere Syrtes.

Dans Aen. 1, 146, pour indiquer les hauts-fonds que Neptune ouvre pour libérer les navires de Troie on trouve au contraire l’expression plus générale vastae syrtes (et vastas aperit Syrtis et temperat aequor) : on retrouve également l’adjectif chez Silius Italicus (1, 408 : et vastae Nasamon Syrtis populator Hiempsal; cf. Avien., orb. descr. 293; Arator apost. 2, 1081: mortis imago patet. Vastas percurrere Syrtes) et il concerne également Charybde dans Aen. 7, 302 (Cat. 64, 156).

Dans Aen. 10, 678, Turnus, trompé par Junon, abandonne le champ de bataille : alors, transporté par un navire qui s’éloigne sur le Tibre et le conduit sain et sauf hors de la mêlée, il invoque les vents pour qu’ils aient pitié de lui et jettent son bateau sur les rochers et sur les funestes sables de la Syrte X, 678: ferte ratem saevisque vadis immittite Syrtis, où ne le suivront ni les Rutules ni la nouvelle de sa trahison. La difficulté grammaticale, dont Servius s’était déjà rendu compte (immittite me (mieux ratem) ad saeva vada Syrtium), a été résolue de différentes manières, en considérant de préférence Syrtis comme un génitif régi par l’ablatif de qualité saevis vadis ; il n’est cependant pas exclu qu’il s’agisse d’un accusatif pluriel (les codes P2 et γ ont Syrtes), régi par immittite, au sens mittite ratem in Syrtes, ubi vada saeva sunt (Heyne et donc Paratore). Ilionée, en racontant à Didon les phases de la tempête qui a dispersé la flotte d’Enée, se souvient que certains bateaux ont été jetés in caeca vada. . . perque invia saxa (Aen. 1, 536-7) ; il fait certainement allusion aux Syrtes, lieux ad mundi extrema où la navigation est dangereuse. L’attribut saevae qui, même dans les Argonautiques de Valerius Flaccus se rapporte aux Syrtes (7, 86): Ausoniam videt et saevas accedere Syrtes, correspond au grec φοβεραί, utilisé par Flavius Josèphe (Bell. Iud. 2, 381) ; cf. également l’adjectif horrenda employé par Tibulle (3, 4, 91). Pour comprendre le sens de vada, équivalent de bas-fonds, généralement associé à l’attribut incerta, voir les expressions vadosae Syrtes de Lucain cf. 9, 308 : aequora fracta vadis, abruptaque terra profundo; voir Manil. Astr. 4, 600 : Litoraque in Syrtes revocans sinuata vadosas ; et incertarum vada Syrtium de Sénèque (Cons, ad Marc. 25, 3) ; l’incerta Syrtis peut difficilement promettre amica vada (Sen., Hippol. 569-570) d’où Priscien, periheg. 506: ad Noton est pontus Libyae Sirtisque vadosa ; voir encore Sénèque Phedr. 570: Incerta Syrtis, ante ab extremo sinu ; selon Lucain, ce sont les vada Aegyptia qui annoncent aux Pompéiens que les Syrtes sont proches (Phars. 8, 540 : Et vada testantur iunctas Aegyptia Syrtes; cf. 9, 308) ; la mer vadosum ac reciprocum rend les Syrtes inaccessibles (Solin. 27, 53 p. 127). Servius précise que ‘brevia ‘ autem vadosa dicit, per quem possumus vadere (ad Aen. 1, 111). L’adjectif incertus à propos des Syrtes, mobiles lorsque le vent change, apparaît ensuite dans Horace (Epod. 9, 31 : incerto mari, si c’est le Notus, vent du Sud, qui souffle), dans Properce (2, 9, 33 : non sic incertae (ou bien incerto) mutantur flamine Syrtes, avec une comparaison avec l’inconstance de Cynthia) ; puis également dans Lucain (5, 484-5 : non rupta vadosis / Syrtibus incerto Libye nos dividit aestu) et dans Stace (Theb. 1, 687 : incerto litore).

Virgile (Aen. 5, 51 et 192) et Horace (Carm. 2, 20, 15 (cfr. Aen. 4, 40), nous fournissent un élément géographique et ethnographique utile : les Syrtes sont appelées Gaetulae c’est-à-dire habitées par les Gétules, un peuple décidément hostile aux Troyens (et ensuite aux Romains) ; Claudien Hon. IV cos. 438: Pleiade Gaetulas intrabit navita Syrtes : les Syrtes sont un lieu peu sûr où Énée ne souhaite pas vivre, puisqu’il est habité par les Gétules, les nouveaux ennemis qui s’ajoutent Grecs, ses anciens adversaires qui pourraient à leur tour le surprendre en mer Argolique ou dans la ville de Mycènes (Aen. 5, 51) ; non seulement la terre est dangereuse, mais également les mers qui la baignent, et Mnesthée invite ses compagnons à ramer avec la même vigueur et le même courage qu’ils ont manifesté dans les Syrtes gétules, dans la mer Ionienne et au large du cap Malée, le promontoire terrifiant du Péloponnèse (Aen. 5, 192-3) ; transformé en cygne, Horace imagine qu’il atteint les rives du Bosphore rugissant, les Syrtes gétules et les Champs hyperboréens; alors les habitants de la Colchide et de la Dacie, les Gélons de la Scythie, les Ibères et les Gaulois connaîtront, eux aussi, ses chants (Carm. 2, 20, 13-20). Dans Aen. 4, 40-43, Anne invite Didon à s’unir à Enée car trop de dangers menacent à présent Carthage : les Gaetulae urbes, un genus insuperabile bello, la Syrte inhospitalière, les Numides indomptables (Et Numidae infreni cingunt et inhospita Syrtis) et les Barcaei furieux, aux frontières de la Cyrénaïque. Servius interprète Gaetulus comme équivalent d’Africanus, par synecdoque, a parte totum, et il ajoute : nam Gaetulia mediterranea est, Syrtes vero iuxta Libyam sunt (ad Aen. 5, 192) ; d’autre part, Florus, écrivain d’origine africaine, affirme expressément qu’à l’époque d’Auguste les Gétules étaient établis dans l’arrière-pays des Syrtes et, selon lui, il sont, avec les Musulames, accolae Syrtium (2, 31, 40, à propos du Bellum Gaetulicum des années 5-6 apr. J.-C.) ; Iarbas, prétendant à la main de Didon, fils de Jupiter Ammon et d’une nymphe du pays des Garamantes (Aen. 4, 198), est précisément un Gétule, qui est devenu une menace pour Carthage et pour les Troyens (Aen. 4, 326, cf. Ovid., Her. 7, 125). Enée donne à Salius, comme prix de consolation dans la course remportée par Euryale, la peau d’un lion de Gétulie, qu’il s’était procuré en Afrique (Aen. 5, 351, cf. 4, 159 : Ascanius veut chasser un lion). Les Gétules constituaient un ensemble assez hétérogène de tribus non urbanisées (Virgile est donc imprécis lorsqu’il parle d’urbes ; cf. Georg. 3, 340), qui allaient des Syrtes jusqu’à l’Atlas, le long des régions intérieures de la Proconsulaire, de la Numidie et de la Maurétanie, avec des caractéristiques raciales mixtes ; déjà mentionnés par Artémidore, ils n’étaient pas encore entrés en contact avec les Romains à l’époque de la guerre contre Jugurtha ; selon Salluste, il s’agit d’un genus hominum ferum incultumque et eo tempore ignarum nominis romani (Bellum Iug. 80, 1) ; mais, même plus tard, ils restent hostiles et non soumis, puisque Servius (ad Aen. 5, 51) précise : si in Gaetulis Syrtibus agerem, id est essem; et bene aut desertos aut hostiles commemorai locos. Outre les Barcaei dont nous avons déjà parlé, ajoutons que les Numides sont représentés sur le bouclier d’Énée parmi les peuples soumis par Auguste (Aen. 8, 724) ; établis à l’origine plus à l’Est, et même à proximité de Cyrène, ils ont donné son nom au royaume de Numidie que César avait aboli ; parmi les ennemis de Didon, il faut donc mentionner, à côté des Libycae gentes, les Nomadum tyranni, les prétendants numides repoussés et devenus hostiles (Aen. 4, 320 e 535) ; pour les Numides Massyles, qui occupent les territoires bordant les Syrtes (Aen. 6, 60).

On trouve aussi un lien entre les Syrtes et les peuples maures dans les Carmina d’Horace (2, 6, 3) ; le poète imagine un voyage jusqu’à Gadès, jusqu’à la région Cantabrique et à proximité des Syrtes barbares, où la vague mauresque fait rage.

La référence à la Syrte Libyca dans Dyrae 53 a la même connotation négative : le poète pleure la perte de l’agellus et lance une série de malédictions ; il exprime le souhait que la terre, qui désormais n’est plus la sienne, devienne stérile à cause de la sécheresse, des incendies, des orages, des inondations, des marécages, des tempêtes ; que la mer recouvre de l’eau salée de ses vagues les champs ensemencés, que s’étende sur ceux-ci une épaisse couche de sable, de sorte qu’ils puissent être une seconde sœur barbare de la Syrte libyenne app. dirae 53 (barbara dicatur Libycae soror altera Syrtis), dans le sens que la désolation des champs perdus, maintenant stériles sur l’autre rive (peut-être le long de la côte sicilienne), devra s’opposer au désert de la côte africaine ; voir Sénèque Thy. 292: Dubiumque Libicae Syrtis intrabit fretum. Même chez Virgile Libya est un terme générique, plus étendu qu’Africa, qui comprend le territoire de Carthage (Aen. 1, 22, 226, 301; 4, 36, 106, 257, 271, 348; 6, 694, 843), s’étend jusqu’au deux Syrtes (Georg. 2, 102 : il est impossible de compter les grains de l’aequor Libycum ; voir aussi infra l’épisode de la tempête : Aen. 1, 158, 377, 556, 596; 5, 789-791; cf. aussi 5, 595) et atteint le désert du Sahara (Aen. 1, 384). Parmi les endroits dangereux qu’il oserait traverser en compagnie de sa bien-aimée, Ovide place également le les Syrtes libyennes : cum domina Libycas ausim perrumpere Syrtes / et dare non aequis vela ferenda Notis (Am. 2, 16, 21-22). L’attribut libyennes à propos des Syrtes bouleversées par l’Auster (correspondant au Notus), revient également dans Lucain (1, 498-9; cf. 1, 686-7; 5, 484-5; 8, 444; 9, 598; voir 9, 448: Quam pelago, Syrtis violentius excipit austrum) et dans Prudence (Apoth. 443). L’adjectif barbara dans Dyrae 53 ne qualifie pas les Syrtes mais les terres appartenant au poète ; par contre, les Syrtes sont définies comme étant barbarae dans les Carmina d’Horace (2, 6, 3-4 : barbaras Syrtis, ubi Maura semper / aestuat unda ; de même Lucain 9, 440-1 e 10, 477), plus tard dans la Pharsalia de Lucain 10, 477 (tantum ausus scelerum, non Syrtis barbara, non …); le pseudo-Tibulle, qui appelle barbara, dans le sens de ‘inhumaine’, la terre de Scythie habitée par les Gélons, préfère pour qualifier les Syrtes l’adjectif horrenda : barbara nec Scythiae tellus horrendave Syrtis : l’une et l’autre généraient des hommes cruels et sauvages (3, 4, 91).

La connotation négative des Syrtes persiste donc parmi les auteurs de la première période impériale et elle est même ultérieurement précisée : les Syrtes sont aestuosae (Hor., Carm. 1, 22, 5), dubiae (Luc. 9, 861), exercitatae Noto (Hor., Epod. 9, 31: exercitatas aut petit Syrtis Noto; cf. Ον., Am. 2, 16, 22), incertae (Sen., Cons, ad Marc. 25, 3), remotae (Stat., Silv. 4, 5, 29), φοβεραί, terrifiants (Fl. Ios., Bell. Iud. 2, 381); la Syrtis è ambigua (Luc. 9, 710), atrox (Pomp. Mela 1, 7, 35), dubia (Luc. 1, 686), horrenda ([Ps.]-Tibull. 3, 4, 91), incerta (Sen., Hippol. 570), infida sur ses côtes (Sil. Ital. 2, 63: cui nemora Autololum atque infidae litora Syrtis, cf. Avien. 3, 158-9), semper naufraga (Sil. Ital. 17, 634: Hammoni Garamas et semper naufraga Syrtis; cf. Petr. 93, 2, 6: arata Syrtis / si quid naufragio dedit); vaga (Luc. 9, 431).

Les principales caractéristiques des Syrtes sont donc bien précisées : dans la mer des Syrtes le cabotage est dangereux à cause des vents dominants, notamment le Notus et l’Auster (Hor., Epod. 9, 31; Ον., Am. 2, 16, 22; Luc. 1, 498-9; 9, 320, 481; cf. Prop. 2, 9, 33-34; voir ensuite Priscien, periheg. 506: ad Noton est pontus Libyae Sirtisque vadosa), des courants, des écueils et surtout des bas-fonds qui se déplacent sans cesse de sorte que les marins ne peuvent pas les localiser une fois pour toutes ; la description de Pomponius Mela (1, 7, 35) est éclairante : Syrtis, sinus importuosus atque atrox et ob vadorum frequentium brevia, magisque etiam ob alternos motus pelagi affluentis et refluentis, infestus. Properce, lui aussi, relève l’absence de lieux d’abordage appropriés : les Syrtes ne pourront jamais offrir un placidus portus, tout comme le saevus Cap Malée (3, 19, 7) : et placidum Syrtes portum et bona litora nautis ; au sens figuré, lorsque les passions d’amour sont apaisées, ce n’est qu’après avoir traversé les Syrtes (traiectae Syrtes) et jeté l’ancre que les bateaux sont enfin en sécurité dans le port (3, 24, 16): traiectae Syrts, ancora iacta mihi est.

Les Syrtes sont non seulement importuosae, elles sont donc aussi ambiguae (Luc. 9, 710), dubiae (Luc. 1, 686), infidae (Sil. It. 2, 63), dangereuses pour les marins à cause des courants qui les rendent vadosae (Luc. 5, 484-5; cf. 9, 308 et Aen. 10, 678) et vagae (Luc. 9, 431) et à cause des vents qui les rendent incertae (Sen., Hippol. 570; Cons, ad Mare. 25, 3; voir aussi Hor., Epod. 9, 31; Prop. 2, 9, 33; Luc. 5, 484-5; Stat., Theb. 1, 687) provoquant de nombreux naufrages (semper naufragae, cf. Sil. Ital. 17, 634 et Petr. 93, 2, 6). Dans l’imaginaire collectif des marins de l’Antiquité, les Syrtes sont donc horrendae ([Ps.]-Tibull. 3, 4, 91), saevae (Val. Fi. 7, 36; cf. Aen. 10, 678), vastae (Aen. 1, 146; Sil. It. 1, 408; cf. Cat. 64, 156 = Aen. 7, 302; voir Avien. Orb. Terr. 293: Maior vasta sibi late trahit aequora Syrtis), φοβεραί, terrifiants (FI. los., Bell. lud. 2, 381). Ce qui explique alors que les difficulté d’atteindre les Syrtes par mer les rendent inacessae (Solin. 27, 53, p. 127) et remotae (Stat., Silv. 4, 5, 29, à propos de la patrie de L. Septime Sévère, l’avia Lepcis à proximité des Syrtes inaccessibles, cf. Aen. 1, 537 perque invia saxa), ad mundi extrema (Serv., ad Aen. 10, 678). Voir Anth. Lat. 846, 3: Avius incerto peragravit tramite Syrtes.

          Ceux qui parviennent à les atteindre doivent ensuite se mesurer à l’environnement hostile, à la chaleur suffocante (aestuosae dans Hor., Carm. 1, 22, 5: sive per Syrtis iter aestuosas) ou bien dans le bas empire flammatae (Sidoine, Carm. 16,91) à l’Auster qui vient du désert (exercitatae Noto, incertae), à la grêle terrible (Stat., Theb. 8, 410: arce tonat, tant quatitur nec grandine Syrtis) ; mais les Syrtes sont inhospitalières pour l’homme surtout à cause de leur terrain stérile et sableux, cf. Luc. 1, 367-8 : duc age per Scythiae poulos, per inhospita Syrtis / litora, per calidas Libyae sitientis harenas (cf. 9, 436-7) ; rappelons Servius (ad Aen. 10, 678 : ubi harenosa sunt loca syrtes vocantur) ; d’où Avien. orb. terr. 158, donec harenosas attollant aequora Syrtes ; le sol aride empêche la végétation de se développer, à tel point qu’il n’y a pas de plantes fruitières (Theoph., Hist. pi. 6, 3, 3) ; les champs sont steriles, les ressorts sont secs (Luc. 9, 382-3) ; les Syrtes sont desertae, puisqu’elles confinent avec le Sahara (Aen. 4, 42, cf. Sil. It. 2,63), elles n’abritent aucun établissement humain, elles sont ambiguae car elles sont peuplées de serpents et d’autres animaux venimeux (Luc. 9, 384; 710).

Enfin, les adjectifs que nous avons déjà cités évoquent la présence de population hostiles : barbarae (Hor., Carm. 2, 6, 3; Luc. 1, 440-1 e 10, 447; cf. Dyrae 53), Gaetulae (Hor Carm. 2,20, 15: Syrtisque Gaetulas canorus), Libycae (Ovid. Am. 2, 16, 21: cum domina Libycas ausim perrumpere Syrtes; Claud. Stil. Cos. I, 334: et ratibus Syrtes, Libyam complere maniplis) ; voir aussi Avien. Orb. Terr. 643: vis lat Libyci furit aequoris, una ibi Syrtis) ; les Syrtes sont habitées par les Numides, par les Massyles (Alc. Avit. Carm. 4, 438), par les Barcaei, par les Autololes (Silio It. Pun. 2, 63), par les pirates nasamons (gens Syrtica, navigiorum spoliis quaestuosa dans Curt. 4, 7, 19), les Marmarides, les Garamantes, et même par les Maures ; la côte est battue par la vague maura (Hor., Carm. 2, 6, 3) ; comme on peut le voir, les peuples barbares (d’origine libyenne, déjà adversaires de Carthage et, pendant la période augustéenne ennemis de Rome) sont mentionnés à maintes reprises : les Syrtes sont donc asperae (Serv., ad Aen. 4, 41), horrendae ([Ps.]-Tibull. 3, 4, 91 dit Lygd. Eleg. 4, 91: Barbara nec Scythiae tellus horredave Syrtis), hostiles (Serv., ad Aen. 5, 51), saevae e φοβεραί, terrifiants.

Même le vers de Virgile, dans lequel il rapproche les Syrtes à Scylla et Charybde (Aen. 7, 302 : quid Syrtes aut Scylla mihi, quid vasta Charybdis) et qu’il doit presque entièrement a Catulle (64, 156 : quae Syrtis, quae Scylla rapax, quae vasta Charybdis), souligne le caractère négatif et terrifiant des Syrtes : l’innovation du datif éthique mihi (absent chez Catulle) est fortement chargée de signification et exprime le ressentiment de Junon, comme l’avait déjà observé Servius (ad l.), de n’avoir pas pu arrêter la flotte troyenne avant qu’elle n’atteigne le Tibre (bene ‘mihi ‘ ac si diceret : etiam quae per suam naturam solent nocete, me rogante minime obfuerunt) ; d’où Ovide fast. 4, 499: Effugit et Syrtes et te, Zanclaea Charybdi. Et toujours Ovide dans les Pontica 4, 14, 9: In medias Syrtes.,, mediam mea vela Charybdin. Ce vers, dans lequel Virgile rappelle les trois moments les plus difficiles qu’a dû traverser la lustratio des Troyens, qui durent expier la faute de Laomédon envers Neptune, est repris par Macrobe lequel relève les dispersae querelae (Sat. 4, 2, 5). Le monologue de Junon renvoie de façon explicite aux lamentations d’Ariane, abandonnée à Naxos, dans lesquelles Catulle veut stigmatiser l’ingratitude de Thésée ; le modèle est également repris par Ovide dans les Métamorphoses pour le monologue de Scylla abandonnée par Minos (8, 120). L’adjectif virgilien vasta, à propos de Charybde, est le même que celui qui et utilisé pour qualifier les Syrtes (Aen. 1, 146, cf. Sil. Ital. 1, 408) : le mouvement de la mer est semblable ; cf. Aen. 555-9, où est décrite la traversée de la mer Ionienne devant Charybde (Scylla n’est pas citée, bien qu’elle apparaisse dans la prédiction d’Hélénos à Buthrotum dans Aen. 3, 420-432 e 684) ; le poète essaie d’évoquer la voix de la mer qui bat sur les écueils et sur les plages, les mouvements des bas-fonds et le bouillonnement du sable à proximité de l’implacata Charybdis et des horrenda saxa de la prédiction d’Hélénos (rappelons l’horrenda Syrtis de Tibull. 3, 4, 91).

Ce thème était déjà présent chez Cicéron (De orat. 3, 41, 163) qui établit la relation entre Charybde et les Syrtes et qui considère ce terme comme un équivalent de scopulum, à ne pas utiliser dans un sens métaphorique ; il est largement repris par les poètes de la période augustéenne et il est notamment utilisé par Ovide qui ne parle jamais des Syrtes sans citer en même temps Charybde (Am. 2, 11, 18-20 ; 2, 16, 21-25 ; Fasti 4, 499; Met. 8, 120-1 ; Rem. Am. 739-740 ; Ex Ponto 4, 14, 9) ; pendant la période suivante, le lien est repris par Sénèque qui, toutefois, utilise désormais comme modèle l’Enéide et non pas le Liber de Catulle : nec Syrtes tibi nec Scylla aut Charybdis adeundae sunt (Epist. 31, 9).

Les Syrtes sont associées à d’autres lieux éloignés de l’écoumène, utilisés pour caractériser des voyages difficiles et dangereux : ainsi Horace les compare au Caucase et aux terres baignées par l’Hydaspe, rivière mythique, affluent de l’Indus (Carm. 1, 22, 5-8), ou bien au Bosphore et aux Champs Hyperboréens, mais aussi à la Colchide, à la Dacie et à la Scythie (2, 20, 13-20; voir Ps. Tibull. Lygd. Eleg. 4,91: Barbara vel Scythiae tellus horrendave Syrtis; voir Lucain Phars. I 367: Duc age per Scythiae populos, per inhospita Syrtis ; ou à Gadès et à la région de Cantabrie (2, 6, 1-4) ; enfin, au terme d’une navigation incertaine, à la Crète (Epod. 9, 29-32).

Properce préfère relier les Syrtes au Cap Malée, proverbialement dangereux (saevus) pour les marins, sans lieu d’abordage sûr (3, 19, 7-8). Le thème est repris par Ovide (Ara. 2, 16, 21-26), lequel associe les Syrtes aux Monts Cérauniens de l’Epire (Am. 2, 11, 18-20; Rem. Am. 739-740: Haec tibi sint Syrtes, haec Acroceraunia vita) et à l’Arménie (Mei. 8, 120; cf. le Caucase inhospitalier dans Hor., Carm. 1, 22,7) ; Tibulle (suivi par Lucain 1, 367-8) préfère comparer la Syrte à la Scythie barbare (3, 4, 91 ; cf. Hor., Carm. 2, 20, 20, pour les Gélons de la Scythie). Comme on le voit, ce sont des lieux situés à l’extrême périphérie de l’empire, aux frontières de l’orbis romain. Et dans ce contexte, la lamentation d’Ovide prend tout son sens : depuis son exil dans la lointaine Tomis, il considèrerait un voyage jusqu’ in médias Syrtes comme une libération et il préfèrerait tout autre fleuve, même le terrible Styx, plutôt que l’Ister, le Danube (Ex Ponto 4, 14, 9). Voir aussi Avienus, orb. terr. 162: Cretaeisque iugis vix Syrtes inter oberrans ; Sidon. Carm. 5, 594: Te geminas Alpes, te Syrtes, te mare magnum.

Il faudrait examiner de façon plus précise les passages de l’Énéide qui permettraient peut-être de prouver qu’au cours de leurs pérégrinations les Enéades atteignirent l’extrémité la plus méridionale de la grande Syrte. Dans l’épisode de la tempête (Aen. 1,81 suiv.), après leur départ de Drépane en Sicile, où Anchise avait été enterré, les bateaux d’Enée sont dispersés à la hauteur des îles Eoliennes par les vents qu’Eole, poussé par Junon, déchaîne : la tramontane (Aquilo) frappe la voile du navire d’Enée et soulève les flots jusqu’au ciel ; les rames se brisent et le navire, offrant aux vagues son flanc, est désormais incapable de se diriger ; les vagues se soulevant en masse menacent la stabilité de quelques trirèmes tandis que d’autres sont poussées vers les bas-fonds, où le sable bouillonne (1, 102-7). Le Notus, vent du Sud correspondant à l’Auster, jette trois navires sur les récifs, sur les saxa latentia que les Italiens appellent Arae et qui s’élèvent comme des dos monstrueux sur la mer de Libye (1, 108-110). L’Eurus, vent du Sud-Est (le sirocco donc), pousse trois autres navires (remarquez la triplication rituelle qui se répète) sur les bas-fonds et les entoure d’un mur de sable, ce qui les empêche de naviguer (1, 110-2) ; c’est précisément l’Eurus qu’Enée considère comme le principal responsable de la perte présumée de treize des vingt bateaux (1, 383). Un septième navire, celui qu’Oronte conduisait et qui transportait les Lyciens, reçoit une masse d’eau sur la poupe et il est englouti dans un tourbillon après avoir tourné trois fois sur lui-même (1, 113-9; cf. 584-5) ; à la fin, c’est le seul navire qui aura coulé. Les bateaux d’Ilionée, d’Achate, d’Abas et d’Alétès sont également en difficulté car les vagues provoquent de gros trous sur les flancs ouvrant de dangereuses voies d’eau (1, 120-3) ; certains sont jetés par les Austers (encore Notus) in vada caeca ..../.... perque invia saxa, même si les Enéades réussissent ensuite à atteindre le rivage.

Il existe un débat sur la position de la flotte d’Enée pendant la tempête et sur la durée de la navigation vers Carthage, généralement indiquée comme étant d’un seul jour, un espace chronologique tout à fait insuffisant : on préfère donc suivre Servius, qui renvoie à Sisenna (fr. 4 Barabino), mais aussi au premier livre de l’œuvre de Claudius Quadrigarius (fr. 31 Pe.) et au premier livre du De ora maritima de Varron, source de Virgile, et par conséquent identifier les Arae du v. 109 avec les Arae Neptuniae ou Propitiae, écueils entre l’Afrique, la Sicile, la Sardaigne et l’Italie (cités également dans Plin., NH 5, 7, 42) ; c’est sur ces écueils (restes d’une île plus vaste submergée) choisis pour indiquer la limite entre l’empire romain et la zone sous le contrôle des Carthaginois qu’aurait été stipulé l’un des traités entre Rome et Carthage (peut-être celui de 235 av. J.-C., après la conquête de la Sardaigne rappelé par Ennius, Annales et Caton, Origines: ibi Afri et Romani foedus inierunt et fines imperii sui illic esse voluerunt : Serv., ad Aen. 1, 108). On pense généralement que ces Arae Neptuniae serait l’écueil Keith sur grand banc tunisien des Esquerquis, au Sud-Est de Cagliari (10° 57’ de longitude Est ; 37° 50’ de latitude Nord), où les fonds sableux atteignent 4-5 mètres de profondeur et où, lorsque la tempête fait rage, la navigation est difficile, même pour bateaux à faible tirant d’eau comme devaient l’être les trirèmes imaginées par Virgile, à cause des forts courants et quelquefois des vagues déferlantes. Par conséquent, l’expression in brevia et syrtis devrait être considérée comme un hendiadys ou bien comme une épiphrase (in brevia syrtium) qu’il faudrait interpréter comme ‘dans les bas-fonds et dans les bancs de sable’ ou aussi ‘dans les bas-fonds des bancs de sable’ mais, de toute façon, sans un renvoi géographique direct à la Syrte de Libye. On trouve d’ailleurs une utilisation métaphorique dans Aen. 1, 146 lorsque Neptune, après la tempête, dégage les bateaux d’Enée et vastas aperit syrtis, où l’accusatif pluriel est utilisé pour indiquer les bancs de sable ouverts par le dieu qui, de son trident, apaise la mer et levat les autres bateaux jetés sur les rochers (mais l’adjectif vastae, cf. Aen. 7, 302, suggère cependant un lien avec les Syrtes). Ce n’est qu’après avoir été ainsi libérés que les Enéades peuvent se diriger vers les côtes de la Libye et atteindre Carthage (et Libyae vertuntur ad oras, 1, 158). Au sens figuré, toute localité sableuse est pour Servius syrtis (ubi harenosa sunt loca, syrtes vocantur, ad Aen. 5, 192), même si le terme se réfère souvent aux écueils cachés juste sous la surface de l’eau (déjà pour Cic, De orat. 3, 41, 163, c’est l’équivalant de scopulum). 

Dès la période d’Auguste, le vers Aen. 1, 109 est considéré comme suspect et éliminé comme si c’était une glosss; Quintilien estime que c’est un très mauvais exemple de mixtura verborum, également à cause de l’utilisation exagérée de transpositions et d’hyperbates (8, 2, 14; cf. Charis., G.L. 363, 4 Barwick). Mais ce vers est à présent défendu et accepté par les éditeurs modernes même si l’interprétation prédominante soutenue jusqu’à présent montre toute une série de difficultés insurmontables.

Aussi justifiée puisse-t-elle apparaître dans le texte de Virgile, l’hypothèse d’un naufrage qui aurait eu lieu à mi-chemin entre la Sicile et l’Afrique, sur la route pour Carthage, ne peut en réalité être acceptée : d’abord, il faut surement situer la tempête dans la mer de Libye, une expression géographique vague, qui nous conduirait plutôt à proximité des côtes de la Cyrénaïque, (Aen. 5, 789-791 : ... Libycis. . . in undis / . . . maria omnia caelo / miscuit, à propos de Junon ; 1, 556 : pontus habet Libyae, à propos d’Enée ; 1, 596: . . . Libycis ereptus ab undis, toujours à propos d’Enée) ; par ailleurs, le fait que la tempête pousse la flotte directement de Drépane jusqu’à la côte libyenne est affirmé par Aen. 3, 715 : hinc me digressum vestris deus appulit oris, à propos d’Eole ; par conséquent, pour atteindre Carthage, Enée doit parcourir un territoire désert (1, 384 : ... Libyae deserta peragro; voir aussi 1, 377 : ... Libycis tempestas appulit oris).

Della Corte admet que le récit de Virgile donne l’impression que les Arae sont déjà sur la côte africaine et que les Troyens se sont donc échoué sur les bas-fonds sableux, bas-fonds qui ne se trouvent certainement pas dans le banc des Esquerquis, où il y a bien un écueil mais pas des bancs de sable à fleur d’eau sur lesquels les bateaux puissent s’échouer ; donc ni l’action de l’Eurus ( . . . aggere cingit harenae : 1, 112) ni l’intervention de Neptune qui dégage les bateaux ne pourraient s’expliquer. L’indication ab alto d’Aen. 1, 110, opposée à la suivante in brevia, serait plus compréhensible si les bateaux avaient été jetés sur le continent depuis la haute mer. Enfin, il paraît difficile de croire que, pendant la tempête, la flotte se soit entièrement concentrée au même endroit de la Méditerranée, aussi loin de la l’Afrique, du moment qu’Anthée, Sergeste et Cloanthe ont été entraînés vers d’autres plages que celles sur lesquelles Enée avait abordé (1, 512 : ... penitusque alias avexerat oras, certainement sur la côte africaine). Et encore plus : on a sous-estimé jusqu’à présent le fait que Virgile, à deux reprises, affirme explicitement que les Troyens ont atteint les Syrtes, dans le golfe le plus méridional de la Méditerranée (5, 192; 6, 60) ; mais si l’on devait vraiment considérer l’expression d’Aen. 1, 111, in brevia et Syrtis urguet (miserabile visu) comme une hendiadys, in brevia et syrtis, pour indiquer les bas-fonds sableux, on ne trouverait pas dans toute l’œuvre un autre passage pouvant, par exemple, justifier l’orgueil de Mnestée qui rappelle, au cours de la régate dans le port de Drépane, que ses compagnons du bateau Pristi ont effectivement navigué jusqu’aux Syrtes gétules : nunc illas promite vires / nunc animos, quibus in Gaetulis Syrtibus usi / Ionioque mari Maleaeque sequacibus undis (Aen. 5, 191-3) ; à ce propos, Servius, qui avait situé les Arae beaucoup plus au large, entre l’Afrique et la Sardaigne, précise : fuisse autem Troianos in Syrtibus ille indicai locus ‘in brevia et Syrtes urget miserabile visu’ (voir aussi ad Aen. 1, 601).

Dans la prière qu’il adresse à Apollon devant la Sybille de Cumes, Enée rappelle qu’il est arrivé jusqu’au peuple des Massyles et aux terres bordant les Syrtes : magnas obeuntia terras / tot maria intravi duce te penitusque repostas / Massylum gentis praetentaque Syrtibus arva (6, 58-60), où praetenta est, pour Servius, l’équivalent de circumfusa, les champs bordant les Syrtes, car incerta sunt illic maria et terrae (et il renvoie à Luc. 9, 308; voir aussi 9, 710 : arva ambiguae Syrtidos). Les Massyles sont cités plusieurs fois dans l’Enéide comme étant un peuple qui n’était pas hostile à Carthage et aux Troyens ; des chevaliers massyles assistent au mariage d’Enée et de Didon (4, 132) ; une prêtresse du peuple des Massyles sur l’Atlas fournit un philtre prodigieux que Didon utilise avant de mourir sur le bûcher (4, 483). Le souvenir de Massinissa peut avoir eu un certain rôle dans cette image plus positive des Massyles ; Massinissa avait unifié le royaume numide au cours des dernières années de la guerre punique, précisément en s’appuyant sur les Massyles qui, selon certains auteurs cités par Servius (ad Aen. 4, 483), sont originaires des Syrtes (bien qu’ensuite dans Aen. 6, 60 il dira que lui-même suppose qu’il s’agit d’une synecdoque pour désigner les Maures).

Par ailleurs, la direction du vent, qui permettra ensuite à Ilionée et probablement aussi à Enée d’atteindre Carthage, suggère à ce dernier d’aborder dans les Syrtes : atque utinam rex ipse Noto compulsus eodem, souhaite Didon dans Aen. 1, 575 ; et Servius précise : aut quovis vento aut re vera Noto, qui de Syrtibus Carthaginem ducit. Et l’Auster (le Notus ou le Libycus Auster), vent du Sud impétueux qui souffle sur le désert libyen et notamment sur la Grande Syrte (Hor., Epod. 9, 31 ; Ον., Am. 2, 16, 22; Luc. 9, 481 ; cf. Prop. 2, 9, 33-4 ; pour le turbidus Auster correspondant qui souffle pelago e litore sicco, cf. Luc. 1, 498; 9, 320 e 448 ; voir Sénèque Ag. 480 : Libycusque harenas Auster ac Syrtes agit) permet aux bateaux de sortir du golfe, contrairement à Borée c’est-à-dire Aquilon qui le pousse ver l’intérieur (Aen. 1, 102; cf. Stat., Theb. 8, 410 et Acta Apost. 27, 12-17) ; pendant la tempête, le changement de vent et l’intervention de l’Euros (le sirocco), le Notus (auster) et l’Africus (libeccio), qui sont tous des vents du Sud, a lieu quand la flotte d’Enée est déjà profondément entrée dans la Syrte. C’est ce qui se passe dans Aen. 5, 33, où le vent qui a permis aux navires de sortir du Golfe de Carthage, après la tempête de l’Aquilon, se transforme en ponant (Zephyri) lorsqu’il atteint la Sicile.

Selon les spécialistes et selon Della Corte, l’épisode de la tempête est fortement conditionné par la lecture du cinquième livre de l’Odyssée dans lequel l’auteur imagine une tempête provoquée par Poséidon avec l’Eurus, le Notus, le Zéphyr et le Borée qui assaillent le navire d’Ulysse au large de l’île des Phéaciens : Virgile rappelle effectivement l’Eurus et le Notus (Aen. 1, 86-7), l’Aquilon qui est l’équivalent du Borée (1, 102) et le Zéphyr (1, 131) ; il ajoute cependant l’Africus, vent du Sud-Ouest qui correspond au Libeccio (1, 86-87), suivant de plus près Homère en ce qui concerne la description du port de Carthage, que les Troyens atteindront plus tard.

Virgile a certainement utilisé aussi Naevius et Strabon; cependant, comme l’a déjà remarqué Macrobe (Sat. 5, 17, 4-6), il faut chercher une référence plus significative dans le quatrième livre des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, écrit immédiatement après l’unification de l’Egypte et de la Cyrénaïque en 246 av. J.-C., et certainement utilisé pour la partie concernant la tempête qui jettent le bateau de Jason sur les Syrtes (4, 1223-76). Lucain dans la Pharsalia écrit que les Syrtes vont jusqu’à Paraetonium 3, 295 : usque Paraetonias eoa ad litora Syrtis; voir 5, 536: Perque Paraetoniae celebratum litora Syrtis mais c’est de la région côtière qu’il s’agit : Lucain Phars. 9, 312 : Olim Syrtis erat pelago penitusque natabat. Voir aussi Phars. 9, 317 : Tellus Syrtis erit ; nam iam brevis una superne. Après avoir dépassé Scylla et Charybde, les Argonautes atteignent Δρεπάνη, Corfou, où, dans le palais d’Acinoos est célébré le mariage de Médée ; il repartent sept jours plus tard. Au contraire, après avoir enterré Anchise, les Troyens partent de l’homonyme Drépane en Sicile ; c’est encore de Corfou que Caton partira après la bataille de Pharsale ; après avoir atteint la Cyrénaïque, il est repoussé par une tempête et il traversera les Syrtes par voie de terre.

Une tempête déchaînée par le Borée (4, 1232), équivalent de l’Aquilon d’Aen. 1, 102, au Sud du golfe d’Ambracie et au large des Monts Cérauniens, entraîne Jason et ses compagnons pendant neuf jours et neuf nuits vers les territoires de la Libye, jusqu’à ce qu’ils pénètrent profondément dans le golfe de la Grande Syrte, au point le plus méridional (le μυχός), d’où les bateaux ne peuvent plus repartir (4, 1234-5). Poussée par une grosse vague, l’Argo s’échoue dans le sable, probablement à proximité des Φιλαίνων Βωμοί, c’est-à-dire des Arae Philaenorum (rappelons les Arae d’Aen. 1, 109). Ovide reprend l’itinéraire des Argonautes ; il cite Scylla, Charybde, les Monts Cérauniens de l’Epire et enfin le golfe des deux Syrtes : quo lateant Syrtes magna minorque sinu (Ovid. Am. 2, 11, 17-20; cf Rem. Am. 739-740). C’est également sur cette route mythique que voyage Cérès sur les traces de Proserpine (Fasti 4, 499). Ces thèmes se répètent également dans les Argonautiques de Valerius Flaccus (les Syrtes sont citées dans 4, 716 et dans 7, 86).

Apollonios de Rhodes, né en Egypte, à Alexandrie, donne une description complète et détaillée de la Grande Syrte, description qui est confirmée par les autres observateurs anciens et modernes : certains ont pensé à une connaissance directe de ce territoire, d’autres ont supposé une médiation de Callimaque. Partout, dans la mer des Syrtes de nombreux hauts-fonds sont présents et, sur le fond recouvert de tas d’algues, l’écume des vagues déferle sans bruit ; le flux et le reflux est incessant sur la côte ; la terre basse et sableuse s’étend à l’infini, de façon uniforme jusqu’à l’horizon, se confondant à perte de vue avec le ciel ; on ne peut pas puiser d’eau (les Argonautes ont faim et soif) ; il n’y a ni routes, ni animaux, ni oiseaux ; une paix silencieuse y règne (rappelons la deserta regio di Aen. 4, 42, cf. Sil. It. 2, 63 ; voir aussi les Syrticae solitudines de Plin., NH 8, 11, 32 et également l’expression fruens casto silentio Syrtium de Prud., Cathem., Hymnus 7, 30). Ici le vent et le courant heurtent l’Argo ; à la marée basse, seule la base de la quille reste dans l’eau (4, 1232-50 et Schot, ad. 1235). D’autres détails de la côte désertique sont décrits par le nocher Ancée, qui se plaint désespérément parce qu’il a bien compris qu’en aucun cas il ne pourront repartir à cause de la marée basse, même si le vent de terre, le sirocco, soufflait ; il faut même s’étonner que le bateau ait pu atteindre la côte alors qu’il aurait pu se briser au large (4, 1261-76).

Il a été démontré qu’Apollonios de Rhodes mélange deux tradition cyrénaïques différentes remontant respectivement à Hérodote (4, 179) et à Hésiode (fr. 241 Merk. -West); Virgile a certainement utilisé les Argonautiques, même si, pour l’épisode de la tempête, il y fait allusion de manière approximative, utilisant peut-être des informations plus récentes en sa possession. Le poète ne précise pas le point exact de la côte sur lequel les Troyens parviennent enfin à toucher terre ; pourtant la référence aux Arae dans Aen. 1, 109 est précieuse : on peut maintenant penser à juste titre qu’il s’agit des Arae Philaenorum, un toponyme indiquant une localité côtière et correspondant au toponyme grec Φιλαίνων Βωμοί, d’origine cyrénéenne et à un autre toponyme sémitique d’origine carthaginoise, qui n’a pas été conservé ; ceci pourrait alors expliquer l’attribution au Italiens du toponyme Arae affirmée par Virgile et à propos de laquelle Servius observe justement : non qui Italia nati sint, sed qui latine loquantur (ad l.).

On connaît bien la légende du sacrifice des deux frères Philènes qui quittèrent Carthage pour participer à une compétition tragiquement terminée ; ils se laissèrent tuer pour marquer, avec leur tombe, une limite à l’expansionnisme grec, assurant ainsi à leur patrie un territoire plus vaste ; Salluste présente cet événement dans le Bellum Iugurthinum (79, 1 sgg.) : le sépulcre des deux héros marque la limite entre la Cyrénaïque grecque et l’empire carthaginois : quem locum Aegyptum vorsus finem imperii habuere Carthaginienses (19, 3) ; mais une vérification de l’étymologie du toponyme grec suggèrerait que ce récit est légendaire.

Les sources font une distinction entre le port (έπίνειον) et le village situé plus à l’intérieur (oppidum, κώμη) : selon ces indications, Goodchild avait déjà situé les Arae Philaenorum à Ras Ali ; du même avis, Stucchi a pu préciser l’emplacement topographique de l’accostage (atterrissage) par rapport au village, situant ce dernier sur le site de l’actuel Graret Gser et Trab. Cette localité est située à environ 250 km de Benghazi (2000 stades pour le Stadiasmus Maris Magni §§ 84-5) et à 550 km de Lepcis (4006 stades, corrigé en 3090, ibid.) : c’est vraiment le point le plus profond de la Grande Syrte, le fabuleux μυχός, la dernière Syrtis selon une relecture de Cic. De suppliciis 157 ; c’est, dans la période augustéenne, la limite entre la Cyrénaïque et la nouvelle province de l’Afrique Proconsulaire, créée après la suppression du Royaume de Numidie et l’unification des territoires africains décidée à la fin de la république. 

Sur la mer, il y a encore aujourd’hui des hauts-fonds, des écueils, des îlots pouvant représenter un grave danger pour la navigation, en particulier si la mer est agitée.

Donc, si les Arae vers lesquelles se dirigent la flotte d’Enée sont situées sur la côte africaine, il faudra, à plus forte raison, comprendre l’expression d’Aen. 1, 111 in brevia et Syrtis non pas comme une métaphore mais plus exactement, comme Servius, in brevia Syrtium, avec toutefois une référence spécifique aux deux Syrtes, ce qui s’explique alors pourquoi le scholiaste a jugé nécessaire de reprendre, en l’adaptant, une expression de Salluste Syrtium sinus sunt pares natura impares magnitudine (Bellum lug. 78, 1-3) ; de toute évidence, cette expression suggère que les Troyens ont débarqué sur la côte syrtique, à une distance non précisée de Carthage qui était alors en construction comme pendant la période d’Auguste. Il est surprenant que cette tradition se soit poursuivie au moins six siècles après Virgile.

Ultimo aggiornamento Martedì 10 Dicembre 2019 20:25