L’autochtonie dans le Maghreb et en Méditerranée occidentale de la protohistoire aux temps modernes : Approches socio-cultelle et patrimoniale

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Scritto da Administrator | 03 Novembre 2019

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Laboratoire « Diraset Etudes Maghrébines »
L’autochtonie dans le Maghreb et en Méditerranée occidentale de la protohistoire aux temps modernes : Approches socio-cultelle et patrimoniale
Colloque international Etre autochtone, devenir autochtone : Définitions, représentations
Tunis 24-26 octobre 2019

Attilio Mastino

Natione Afer, Maurus, Libicus

Le thème de l’expression natione Afer que Patrick Le Roux a abordé ier et que nous abordons aujourd’hui a, comme nous le verrons, de profondes répercussions historiques, politiques, identitaires, qui frappent même la contemporanéité et concernent l’identité - principalement culturelle- de marins, soldats, auriges, gladiateurs, artistes, médecins, hommes et femmes engagés hors des provinces africaines. Mais il est clair que notre discours doit s’elargir à tout l’empire. Cette identité est également revendiquée par leurs héritiers survivants, qui ne semblent pas se soucier de la traditionnelle hostilité romaine vis-à-vis des pérégrins africains pour laquelle on avait même parlé de racisme et de xénophobie (pensons à l’exitiabile genus Maurorum). Les Africains qui se trouvaient dans des terres lointaines souhaitaient probablement souligner avec nostalgie leurs liens toujours présents avec leurs territoires d’origine, la valeur d’une autochtonie profonde et géographiquement enracinée d’une famille qui, même après son déplacement, continuait à ressentir qu’elle appartenait à un territoire lointain, car – et nous employons ici les mots de Cesare Pavese – « Un paese ci vuole, non fosse che per il gusto di andarsene via. Un paese vuol dire non essere soli, sapere che nella gente, nelle piante, nella terra c’è qualcosa di tuo, che anche quando non ci sei resta ad aspettarti » [Il faut avoir un pays, ne serait-ce que pour le plaisir de partir. Un pays signifie ne pas être seul, savoir que parmi les gens, parmi les plantes, sur la terre, il y a quelque chose qui t’appartient, qui même lorsque tu n’y es pas, t’attend]. C’est donc le refus de renoncer à ses propres racines, avec le rappel à une aire géographique à laquelle on appartenait non pas en tant que incolae extérieurs mais par le sentiment profond, par le lien culturel avec une série de générations précédentes, meme si tous les ancetres n’etaient pas africains et meme s’ils etaien citoyens romains. On perçoit également des sensibilités différentes sur le plan psychologique et ce que Ben Romdhane à Sousse dans Les Afri et leurs territoires à l’époque romaine a défini comme une alternance entre « conception ethno-identitaire » et « conception géo-admistrative ».

Il ne s’agit pas d’indiquer tout simplement la provenance géographique, la résidence principale, le domicile, mais par l’expression natio on entre dans un groupe social très vaste, considéré comme unitaire dans son ensemble, même en forçant une réalité faites de rencontres, de relations, de contacts dont nous pourrions dire que Jugurtha est la synthèse. Nous nous rendons parfaitement compte que, suivant les sources, on oscille entre la dimension purement ethnologique (qui est utile pour indiquer le groupe auquel appartient un “étranger” vivant depuis longtemps loin de sa natio d’origine et qui se définit surtout (mais pas tousjours) par l’absence de la civitas romaine) et la culture d’appartenance, la naissance et l’origine géographique lointaine d’un personnage, même si l’on faisait généralement allusion, à l’époque impériale, - malgré l'avis différent de Theodor Mommsen - à une province ou à un groupe de provinces, plus rarement à un peuple (p. es. natione Bessus o natione Batavus) et presque jamais à une ville. <<Un petit nombre d’inscriptions latines sur les pierres tombales de soldats de la marine romaine – a écrit recemment Michael A. Speidel - qualifie le défunt de natione Ponticus. Theodor Mommsen a estimé que de telles dénominations faisaient partie d’un schéma général basé sur «un sens d’affinité généalogique» et ne respectant pas les frontières administratives romaines. De même, une théorie récemment publiée par M. Dana sur Patrie d’origine et patries électives soutient que les soldats ont choisi la manière dont ils indiquaient leur domicile en tenant compte de leur sentiment vis-à-vis de leur lieu d’origine et que, par conséquent, ces désignations traduisaient des sentiments d’identité. En conséquence, les individus se décrivant comme natione Ponticus auraient dû se sentir particulièrement attachés à leur identité «pontique». Cependant, le schéma qui se dégage des sources traditionnelles suggère que l’expression natione Ponticus s’enracine dans les pratiques administratives de la force navale romaine. Pour Speidel il restait néanmoins ambigu et se prêtait à des «malentendus».

Mis à part le fait que seule une minorité de textes relatifs aux Africains concerne les marins, mais aussi certaines femmes, d’ailleurs, il y a une nuance, qui n’est pas la même dans les sources littéraires et dans les sources épigraphiques, entre gentes et nationes, avec un élargissement du champ restreint des gentes installées sur le territoire vers les nationes qui semblent souvent se rapporter à une réalité indistincte, celle d’une province entière ou même à un groupe de provinces, l’Afrique, les Maurétanies, les Gaules, les Hispaniae, la Dalmatie, la Pannonie, la Phrygie, la Sardaigne etc. Quant à l’utilisation de l’expression concernant l’origo, natione Afer, Maurus, Libicus, etc., il est évident que le point de vue adopté dans les inscriptions est totalement extérieur au territoire d’origine, mais celui-ci est toujours rappelé positivement comme étant le territoire d’appartenance. Pour l’Afrique, nous sommes en possession de plus de quarante attestations relatives à des groupes importants de population sans autres distinctions à l’intérieur de ces groupes unitaires de gentes; toutes ces attestations étant documentées à Rome ou en Province mais jamais en Afrique, et n’étant quasiment jamais à l’ablatif, natio, nationes. Au sens propre, nous ne connaissons en Afrique qu’un cas à Madauros de L(ucius) Baebius Crescens, qui est toutefois natione Italica. Dans un autre contexte, en Afrique, on trouve de nombreuses attestations du mot natio.

Essayons tout d’abord de définir les limites du rapport incertain entre populus, civitas, gens et natio, dont on a amplement discuté ces dernières décennies, à partir de l’article de J. Burian (1961) et de l’ouvrage de J.-M. Lassère, Ubique populus : Pline l’Ancien, dans sa Naturalis Historia, compte pour l’Afrique 516 populi à l’intérieur des provinces romaines, parmi lesquels les citoyens des municipes, des colonies, des oppida ; ex reliquo numero non civitates tantum sed plerique etiam nationes iure dici possut, ut Nattabudes, Capsitani, Musulami, Sabarbares, Massili, Nicives, Vamacures, Cinithi, Musuni, Marchubi et tota Gaetulia ad flumen Nigrim, qui Africam ab Aethiopia dirimit (Pline nat. V, 30). Il suffit de voir cette liste de 10 peuples, que Pline va jusqu’à définir nationes, pour comprendre que l’Auteur exagère, et qu’il sait qu’il exagère (etiam nationes iure dici possunt), en fournissant une liste qui, en réalité, semblerait une liste de gentes, terme considéré par Desanges un véritable synonyme mais qui, en fait, indique des réalités plus restreintes que Afri, Mauri, Libici (nous savons que la tribu la plus importante parmi les Libyens était celles des Gétules) ; d’ailleurs Tacite le confirmera en partie lorsqu’il considère les Cinithii haud spernendam nationem (II,52). Mais l’oscillation dans les sources est très évidente puisque nous pouvons faire la liste des nombreux cas où les groupes ethniques africains sont appelés, un peu rapidement, nationes : à Macomades Selorum dans la Syrte, nous avons même connaissance de bornes frontières, les termini, placés à l’époque de Domitien (VI puissance tribunicienne) sur l’ordre du légat Suellius Flaccus inter nationem Muduciuviorum e[t] Zamuciorum ex conventione utrarumque nationum (IRT 854).

Pendant la même période, il y a en Syrie, à Héliopolis, un C. Veius Salvi f. Rufus, dux exercitus Africi et Mauretanici ad nationes quae sunt in Mauretania comprimendas, où l’on se réfère certainement à une pluralité de peuples (gentes) installés à l’intérieur des provinces de la Maurétanie (IGLS VI, 2796 ).

Pendant la période de Trajan, rappelons à Côme, en Transpadana (Regio XI), la précédente carrière d’un L. Calpurnius L.f. Ouf(entina) Fabatus cité en 112 comme [pr]aef(ectus) cohortis VII Lusitan(orum) [et] natio(num) Gaetulic(arum) sex quae sunt in Numidia (CIL V 5267). Et Christine Hamdoune croit pouvoir identifier les six nationes citées à Côme dans les Nattabudes, Sabarbares, Massili, Nicives, Vamacures e Marchubi de Pline.

Nous pouvons rappeler également le cas des Chinithii, puisque le flamen perpetuus du divin Trajan, appelé par le divin Hadrien à faire partie des cinq décuries de juges à Rome, est célébré à Gightis par une statue ob merita eius et singularem pietatem quam nationi suae (Chinithiorum) praestat (CIL VIII 22729) ; et nous avons déjà souligné que pendant ces mêmes années Tacite considérait les Cinithii haud spernendam nationem (Annales II,52).

Nous ne tiendrons pas compte ici de l’imposante documentation relative aux gentes africaines, comme dans Tacite à propos des Musulames, gens solitudinibus Africae propinqua nullo etiam tum urbium cultu (Annales II, 52).

Si nous abandonnons le domaine restreint des nationes (manifestement confondues avec les gentes quant à la qualité des renseignements, quelquefois inexacts, possédés par les auteurs classiques pour des zones peu urbanisées des provinces africaines) et si nous nous plaçons sur un plan plus vaste, le terme natio finit par être utilisé presque exclusivement pour indiquer des personnages provenant d’un vaste territoire provincial. Tacite déjà considère Tacfarinas, natione Numidia de la période de Tibère, comme s’il était originaire d’un espace géographique se référant à l’ancien royaume de Numidie mais n’ayant pas encore été reconnu comme une véritable province autonome de l’Afrique, comme ce sera le cas avec Septime Sévère (Annales II, 52) ; d’ailleurs, nous avons connaissance, dans Salluste, de la gens des Numides liés à Jugurtha : genus hominum salubri corpore, velox, patiens laborum. À Thuburbo, Carus et Carin sont célébrés dans la titulature cosmocratique impériale extérieure à l’urbs Roma, qui définit l’espace universel contrôlé par les empereurs pacatores orbis, gentium, nationumque omnium : il s’agit d’une réalité hétérogène et globale qui est résumée dans l’urbs Roma mais qui se diversifie non seulement en une pluralité de civitas et d’urbes mais aussi de nationes et de gentes.

Nous nous concentrerons par contre sur l’expression à l’ablatif natione accompagnée de l’ethnique Punicus, Afer, Maurus, Libicus, etc. à partir d’une documentation originale, comme les inscriptions, qui hérite du point de vue des sujets intéressés, donc de ceux qui malgré la distance ont un sens réel d’appartenance et qui, directement ou par le biais de leurs héritiers, désirent exprimer un sentiment, un lien fait de nostalgie et peut-être de regrets. Notre première observation est justement celle qui n’apparaît jamais, à savoir Numida, avec un lien avec le peuple des Numidae bien que très vaste dans l'espace géographique, c’est ainsi que Tacite considère Tacfarinas ; ce qui est très surprenant car l’expression Natione Libicus ferait croire que le lien avec la naissance d’une province (donc avec la période de Septime Sévère pour la Numidie, avec la période de Dioclétien pour la Libye supérieure et pour la Libye inférieure en Cyrénaïque) est tout à fait impropre ; il me semble que l’on doit nécessairement en déduire que les Numides d’Occident, mais aussi les habitants de la Tripolitaine, étaient considérés comme des Afri à part entière ; au contraire, les Libyens (ceux de Cyrénaïque) ne peuvent pas être entièrement compris dans cette catégorie. Nous verrons que nous pouvons documenter cette différence : par exemple, un Numide originaire de Théveste est cité comme Afer : Q(uintus) Iul(ius) Primus imag(inifer) leg(ionis) II Traian(ae) Ger(manicae) For(tis) Antoninianae nat(ione) Afer domo Theveste translat(um) ex leg(ione) III Aug(usta) P(ia) V(ictrici), 6.

Si nous considérons l’ensemble de notre catalogue, nous voyons que l’attestation la plus ancienne est déjà de la période républicaine ; elle concerne une affranchie Numitoria C(ai) l(iberta) Erotis natio(ne) Punica enterrée dans un tombeau familial sur la voie Latine à Rome, à la fin de la période césarienne, 47 av. J.-C. (41, CIL I 2965a) : il s’agit très probablement d’une affranchie d’un C. Numitorius, comme l’oculiste C(aius) Numitorius C(ai) l(ibertus) Nicanor nationi T(h)ebaeus medicus ocularius, enterrée avec d’autres colliberti d’origine orientale (nationi Tebaeus, natione P(h)rugia, natione verna e nationi Smurnaeus) dont l’origo est indiquée pour chacun d’entre eux; son arrivée à Rome depuis l’Afrique et sa manumission doivent être certainement situées avant la refondation de Carthage par Jules César et la nationalité Punica (si la l’interprétation est exacte) doit indiquer de toute évidence une esclave libérée à Rome par son maître et qui à l’origine était en état d’esclavage et donc totalement hors de la citoyenneté romaine ; de plus, il semble évident que l'esclave parlait la langue punique et non le latin, il s'agirait donc d'une identification linguistique et culturelle. Par ailleurs, nous possédons au moins 29 attestations de natione Afer ou Afra (dont 7 au moins à Rome) : une pour un marin en Britannie pour lequel il était précisé Bizacinus oriundus, originaire de Byzacène, donc de la Tunisie centre-méridionale ; 5 attestations de natione Libicus (dont une urbaine) ; 6 attestations de natione Maurus (quasiment toujours à Rome). Ces termes semblent indiquer non seulement la condition de pérégrin (même si nous savons il y a de nombreux cives) mais aussi l’appartenance non pas à une seule ville mais à une population non urbanisée : au total 41 documents au moins devront être confrontés aux expressions domo Africa, domo Mauretania Caesariensi, etc. qui au contraire peuvent se référer à des personnes appartenant à la communauté d’une ville (par ex. Sufetula en Africa; par ex. Saldae et Choba en Maurétanie Césarienne). En réalité, nous avons également domo Thevesti (ThlL 9,1,133,60), civis Carthaginiensis, de loco Kasae (voir également le Caius Zobonis de lo(co) Kasense civis Afer), un oriundus Bizacinus de Thysdrus. Toutefois, nous trouvons aussi des références à une seule ville, sans l’aspect ethnique, avec un emploi imprécis qui rapproche natione de domo: nat(ione) Alex(andrinus) (AE 1906, 163, Ravenne, marin) ; nous avons déjà cité les cas nationi Tebaeus, natione P(h)rugia, natione verna e nationi Smurnaeus.

D’autres expressions, moins caractérisées sur le plan culturel, ne sont qu’apparemment semblables : domo Africa, domo Mauretania, ex Africa, ex provincia Mauretania, civis Afer, oriundus ex Africa, natus in Africa, etc. L’expression domo Africa ne coïncide pas parfaitement avec natione Afer : à titre d’exemple, nous citerons l’épitaphe de Silicia Namgidde domo Afr(i)ka à Fanum Martis en Lugdunense (CIL XIII 3147, eximia pietate filium secuta à 65 ans), ou bien le cas du médecin C(aius) Iul(ius) Filetion domo Africa, commémoré à 35 ans par ses parents, à Aquincum en Pannonie inférieure (CIL III 3583), enterré au IIIe siècle dans le mausolé du coll(egium) cent(onariorum). Toujours à Aquincum nous avons une explication ultérieure pour M(arcus) Granius Datus vet(eranus) leg(ionis) II Ad(iutricis) domo Africa Sufet(u)la, pour lequel est précisée qu’il provient de Sbeïtla au IIe siècle apr. J.-C. (CIL III 3680).

Voir Afer (plus générique) accompagné de la ville d’origine : p. ex., Potaissa en Dacie dans la seconde moitié du IIe siècle après J.Ch. (ILD 463): Numini Saturno Reg(i) Patri deorum et Latonae, P(ublius) Recius Primus ben/ef(iciarius) leg(ati) leg(ionis) V M(acedonicae) P(iae) F(idelis) p(osuit) ex v(oto) domo Zigali / Afer, où l’expression nationes n’est pas indiquée. En Pannonie inférieure : M. Iulius Fortunatus vet(eranus) coh(ortis) Maurorum, d(omo) Africa (CIL III 3324) et Ulpius Varivore (?) vet(eranus) alae I Ulpiae Contariorum do(mo) Af(er) à Arrabona sur le limes danubien (CIL III 4389), voir Ubique populus, p. 629.

Pour le titre, plus générique, de civis Afer, voir p. ex. le texte provenant de Portus dans le Latium et concernant le IIIe siècle (maintenant au Musées du Vatican), CIL XIV 481: D(is) M(anibus) s(acrum). Vale[ri]us Veturius civis Afer colonicus vixii annis LXX me(n)si(bu)s II die(bu)s VIIII (Lassère, Ubique populus, p. 629). Voir également à Celeia dans le Norique CIL III 5230, Aurelius Adiutor, civis Afer, negot(ians) (Lassère, Ubique populus, p. 629); civis Afer à Colonia Agrippinensium, AE 1956, 251 (ibid., p. 641).

Pour la Maurétanie, citons à Carnuntum en Pannonie Supérieure dans la seconde moitié du IIe siècle apr. J.-C. [---] Crescens Licinianus [trib(unus?) c]oh(ortis) XVIII vol(untariorum) domo Maurit(ania), mort à 45 anni, rappelé par sa femme Abudia Murinilla (AE 1905, 240). Mais même dans ce cas, nous pouvons préciser la ville d’origine, comme pour G(aius) Cornelius Peregrinus trib(unus) cohor(tis) ex provincia Maur(etania) Caesa(riensi) domo Sald[i]s dans une dédicace effectuée Genio loci Fortun(ae) Reduci Romae Aetern(ae) et Fato Bono à Alauna en Britannie (CIL VII 370 = RIB I, 812) ; voir aussi l’inscription de Solva en Pannonie Supérieure (AE 2011, 977) dans la seconde moitié du IIIe siècle : [I(ovi) O(ptimo) M(aximo)].  [pro salu]te Imp(eratoris) Caes(aris). M(arcus) Fl(avius) M(arci) f(ilius) Flavia Impetratus trib(unus) domo Saldas(!) ex Mauret(ania) Caes(ariensi) v(otum) s(olvit) l(ibens) m(erito).

Le cas de Petavonium en Hispanie Citérieure est similaire pour la dédicace : Herculi sacr[u]m. M(arcus) Sellius L(uci) f(ilius) Arn(ensi) Honoratus domo Choba ex provincia Maur[e]tania Caes(ariense) praef(ectus) eq(uitum) a(lae) II F(laviae) H(ispanorum) c(ivium) R(omanorum) votorum compo/s templa Alcidi deo a fundamentis exstruxit.

Sont synonymes or(iunda) e[x] Mauretania à Italica (AE 1982, 521), ex prov[i]n[cia] Africa à Tarraco pour un décurion en Hispanie (CIL II 4263 = II. 14, 1204), ou simplement ex Africa (CIL VI 1366, 33867; III 19515) ou bien ex Mauretania Caesariensis encore à Tarraco (CIL II. 14, 1306 = RIT 405): D(is) M(anibus). [Vale]riae Meleti[nae]. [---]mmius Saturnin[us] [ex Ma]uret(ania) Caesariens(i) uxor(i) piissim[ae]  h(oc) m(onumentum) h(eredem) n(on) [s(equetur)]). À Interamnia: natus in Provincia Africa, col. Thapsi (CIL IX 5087)), nata regione Adrumeto à Pinna Vestina (CIL IX 3365); à Rome Numida Aug(usti) n(ostri) ser(vus) vil(icus) Medaurianus et Aemil(ia) Primitiva mater oriundi ex Africa col(onia?) Theveste (CIL VI 13328 = V 64,1); renversé : Theveste ex Africa (CIL III 10515, Aquincum).

Naturellement, le tableau se complique si nous recherchons l’expression civis Afer ou des expressions analogues et si nous prenons également en compte les cognomina ou les noms simples Afer, Afra, etc. (par ex. le poète Térence, Publius Terentius Afer ; ou en Lusitanie, C(aius) Licinius Afer, Olisipo (Odrinhas 8); Annaea Pompeiana Afra CIL X 2054, Puteoli).

Les attestations de natione Afer, Maurus, Libicus que nous avons déjà citées dans le catalogue remontent surtout aux IIe et IIIe siècles apr. J.-C. et viennent de :

- Italie 29, Rome 14 (1, 2, 7, 8, 9, 10, 28, 30, 35, 36, 37, 38, 39, 41), Misène 10 (14-21, 26, 31), Puteoli 2 (11-12), Ravenne 2 (22, 32, 33), Teanum Sidicinum 1 (27);

- Gaule 2 (Arles 23 et Ludgunum 24)

- Dalmatie 2 (Salona 3-4)

- Égypte 2 (Alexandrie 6, 29).

- Bétique 1 (Malaga, 25), Pannonie Sup. 1 (Carnuntum 5), Mésie inférieure 1 (Ibida, 34), Britannia (Arbeia, 40).

Le nombre total des personnages est élevé, 39, en réalité il ya en a bien au-delà de 50, car probablement leurs parents, leurs femmes, leurs enfants (souvent cités dans les inscriptions), c’est-à-dire leurs héritiers, devaient avoir la même origine africaine.

La condition sociale de ces Africains est plutôt élevée.

Nous avons connaissance d’au moins 7 equites singulares :

T(itus) A[---] n(atione) A[fer ---], 1 (qui s’identifie probablement au second)

T(itus) Aur(elius) Ṿ[--- nat(ione)] A[fer ---], 2

Aurelius Masculinus tur(ma) Quadrat(i) nat(ione) Afer, 8

T(itus) Flavius Fortunatus eq(ues) sing(ularis) Aug(usti) n(ostri) tur(ma) Antonini nat(ione) Afer, 10

A[ur]elius [---] eq(ues) [s(ingularis)] Aug(usti) n(atione) Mau[rus(?)] turma Marcellini, 35

T(itus) Aur(elius) Pompeius, ẹq(ues) sing̣(ularis) Aug(usti), nat(ione) Maurus, ṭụr(ma) Ạ[..] Pḷẹtọrịnị, 36

un prétorien, certainement citoyen romain :

Decimius Augurinus nat(ione) Afer, mil(es) coh(ortis) I pr(aetoriae) ((centuria)) Martini, 7

Deux légionnaire, certainement citoyens romains, l’un des deux ayant été transféré de l’Afrique à l’Égypte sous Caracalla:

Q(uintus) Iul(ius) Primus imag(inifer) leg(ionis) II Traian(ae) Ger(manicae) For(tis) Antoninianae nat(ione) Afer domo Theveste translat(um) ex leg(ione) III Aug(usta) P(ia) V(ictrici), 6

Q(uintus) Cornel(ius) Victor veteran(us) ex leg(ione) II Traian(a) nat(ione) Afer, 11

un affranchi d’un soldat :

Victor natione Maurum libertus Numeriani [e]q(u)itis ala(e) I Asturum, 40

14 marins, dont 10 de la flotte de Misène y compris deux gubernatores:

Iulius Felix na(tione) Afer gybernator, 17

G(aius) Pomponius Felix natione Afer gybern(ator) cl(assis) pr(aetoriae) M(isenensis), 18

L(ucius) Urbinius Quartinus mil(es) ex clas(se) pr(aetoria) Misen(ensi) nat(ione) Afer, 14

M(arcus) Gargilius Felix armor(um) III(triere) Satyba n(atione) Afer, 15

C(aius) Arule(nius) Restitutus manip(ularis) III(triere) Libertat(e) nat(ione) Afer, 16

L(ucius) Surdinius Saturninus lib(urna) Armata nat(ione) Afer, 20

[Valerius] / na[t(ione) Afe]r III(triere) V+++, 21

Bifonius Celestinus nat(ione) Afer, 26

T(itus) Turranius Pollio III(triere) Salut(e) mil(es) cl(assis) pr(aetoriae) Mis(enensis) n(atione) Libycus, 30

Qu(intus) Silicius Silbanus nat(ione) Afer emerit(us) cl(assis) pr(aetoriae) Mis{s}(enensis), 19

3 marins de la Flotte de Ravenne

M(arcus) Ant(onius) Sopater mil(es) cl(assis) pr(aetoriae) Raven(natis) III(triere) Apoll(ine) st(ipendiorum) XXVII nat(ione) Libucus, 31

[---] Arrianius IIII(quadriere) Fort(una) nat(ione) Liby(cus), 32

[---nat(ione) Lib]yc(us), 33

Un marin de la Flotte Britannique

[---]entius Saturninus ex [---] classis Britannicae Phi[lippianae na]tione Afer Bizacinus o[riundus] [m]unicipio, 23

5 auriges, agitatores, reliés à deux factions pour les courses du Circus Maximus : factio prasina pour les Afri et factio veneta pour les Mauri, donc les verts et les bleus dévots de la Terre Mère et du ciel ou de la mer.

Scorpianus [agita]tor factionis [---] natione Afer, Carnuntum, 5

M(arcus) Aurelius Liber pater et magister et socius, dominus et agitator factionis prasinae et son fils Aurelius Caecilius Planeta Protogenes, natione Afri, Rome, 8

M(arcus) Aurelius Liber dominus et agitator fact(ionis) prasin(ae) kapitolioni(cae) nat(ione) Afer, Teanum Sidicinum, 27

Crescens, agit(ator) factionis ven(etae), natione Maurus, annorum XXII, quadriga primum vicit, Rome, 37

Deux gladiateurs (un secutor et un scutarius):

Crinitus secutor nat(ione) Afer, 4

Valerius Lila scutarius natione Maurus, 38-39

Un rhéteur, voir ThlL s.v. natio, 9,1, 133,55 et Lassère, Ubique populus, p. 629

Q(uintus) Publicius Aemilianus rhetor natione{m} Afer, 3

Un artisan verrier et sa famille

Iulius Alexsa(n)der natione Afer civis Carthagine(n)sis opificus artis vitriae, 24 (pour Lassère, Ubique populus, p. 627, il est rappelé comme Africain à Lugdunum avec ses enfants, également Africains, Iulius Alexius, Iulius Felix, Iulius Gallonius, Numonia Belliosa et ses 6 petits-enfants).

Incertains

Q(uintus) Marcius Quadratus nat(ione) Lib(ycus?), 34

L(ucius) Volussius Saturninus na(tione) vel na(tus) Afer, Neapolitanus, 28

Femmes

Maia Tertyll{l}a nat(ione) Afra, 13

Bruttia Rogatina nat(ione) Afra, 29

Numitoria C(ai) l(iberta) Erotis natio(ne) Punica, 41

Enfants chrétiens

Aurelius Iulianus natione{m} Afra{m}, 25

Quasiment tous ont des noms complets, seuls quatre n’ont qu’un seul nom : le gladiateur Crinitus secutor nat(ione) Afer, 4; les auriges Scorpianus [agita]tor factionis [---] natione Afer, 5 et Crescens natione Maurus, 37; Victor natione Maurus, 40. Ceci fait supposer que la plupart sont des citoyens romains de première et seconde génération. Notons le nombre de Iulii, trois, Q. Iulius Primus, légionnaire, mari de Aurelia Dioscorus 6; Iulius Felix, mari de Flavia Nicopolis, 17; Iulius Alexsander, natione Afer civis Carthagine(n)sis, 24; de Flavii: T(itus) Flavius Fortunatus, nat(ione) Afer, eques singularis, rappelé par ses héritiers heredes T. Aur(elius) Annius e T. Aur(elius) Genialis, 10. Enfin les Aurelii, sept :  Aurelius Masculinus tur(ma) Quadrat(i) nat(ione) Afer , 8; M(arcus) Aurelius Liber agitator factionis prasinae et son fils Aurelius Caecilius Planeta natione Afri 9, M(arcus) Aurelius Liber domino et agitatori fact(ionis) prasin(ae) kapitolini(cae) 27; A[ur]elius [---] eq(ues) [s(ingularis)] Aug(usti) n(atione) Mau[rus(?)], 35. T(itus) Aur(elius) Pompeius, nat(ione) Maurus, 36. Chrétien, Aurelius Iulianus natione{m} Afra{m}, 25. Nous avons aussi Antonii, Arulenii, Bifinii, Bruttii, Cornelii, Furii, Gargilii, Herenii, Marcii, Marii, Pomponii, Silicii, Surdinii, Turranii, Urbinii, Valerii, Volussii.

Certains sont probablement des affranchis portant un cognomen grec (M(arcus) Ant(onius) Sopater nat(ione) Libucus, 31). Même le rhéteur Q(uintus) Publicius Aemilianus rhetor natione{m} Afer porte un gentilice Publicius, qui pourrait indiquer l’origine libertine d’une famille dont les ancêtres était des esclaves de la colonie de Salone (3). D’ailleurs, l’indication de libertus est presque toujours omise, sauf pour Victor natione Maurum libertus Numeriani [e]q(u)itis ala(e) I Asturum, 40, affranchi d’un soldat ; et voir également Numitoria C(ai) l(iberta) Erotis natio(ne) Punica, 41.

De toute évidence, sont citoyens romains le prétorien Decimius Augurinus nat(ione) Afer, mil(es) coh(ortis) I pr(aetoriae) ((centuria)) Martini, 7 ; les légionnaires (Q(uintus) Iul(ius) Primus imag(inifer) leg(ionis) II Traian(ae) Ger(manicae) For(tis) Antoninianae nat(ione) Afer domo Theveste translat(um) ex leg(ione) III Aug(usta) P(ia) V(ictrici), 6; Q(uintus) Cornel(ius) Victor veteran(us) ex leg(ione) II Traian(a) nat(ione) Afer, 11) et tous les sept sont equites singulares.

Certains cognomina africains présentent un grand intérêt : L(ucius) Surdinius Saturninus, nat(ione) Afer , 20; L(ucius) Volussius Saturninus na(tione) vel na(tus) Afer, Neapolitanus, 28; [---]entius Saturninus, [na]tione Afer Bizacinus o[riundus m]unicipio, 23.

Quasiment tous les personnages indiqués par l’expression natione Mauri ont un statut social inférieur à celui des Africains.

L’inscription de Slava Rusa, ville roumaine où se déroulent les fouilles archéologiques de l’Université de Sassari, l’ancienne Ibida ou Libida en Mésie inférieure, est d’un grand intérêt : Conrad 233 = IScM-05, 00225 = AE 1980, 825 EDCS-ID: EDCS-11300771, Ubi erat Lupa, 21021. Récemment, L. Mihailescu Birliba (La cité romaine du Haut-empire d’Ibida (Mésie inférieure), Considérations historiques selon le dossier épigraphique, “Studia Antiqua et Archaeologica” XVII, 2011, p. 102 nr. 4) a proposé de revoir la dédicace à la mémoire de Q(uintus) Marcius Quadratus nat(ione) Lib(ycus?), de 95 ans, par son fils Q(uintus) Marcius Provincialis fil(ius): nous devrions comprendre nat(ione) Li(burnus) ; cette dédicace serait assez surprenante, étant unique et faisant référence à un territoire qui n’a jamais constitué une province autonome, comprise dans la Dalmatie. La Liburnie était une ancienne région de la côte nord-orientale de l’Adriatique, dans la Croatie actuelle ; elle était habitée par le peuple illyrien des Liburniens. Il faut également exclure l’interprétation nat(ion) Li(bidensis) qui ferait exceptionnellement référence à la ville de Libida, juste à l’emplacement de la sépulture originale, et non pas à une province.

Nous ne pouvons pas ici approfondir les détails, mais il convient de noter que, dans l’Antiquité tardive, l’expression “natione Afer” n’a pas été perdue : voir par ex., dans le conflit avec les Aryens en Gaule, les cas de Cerealis episcopus natione Afer (Gennade de Marseille vir. ill. 96) et Pomerius natione Maurus, in Gallia presbyter ordinatus (Gennade 98). Mais la question pourrait être suivie dans le temps à une période plus récente.

 

2. En général, natio souligne la pluralité des composantes de la société romaine des provinces et permet d’apprécier la communauté de droit à laquelle on appartenait par lien de sang, à partir du pays de naissance, du lieu d’origine et d’ancienne appartenance. Le terme était fréquemment utilisé pour désigner également les barbares qui vivaient hors de l’empire romain ou qui avaient leur propre langue et leurs propres traditions, mais toujours vus de l’extérieur. Natio pouvait indiquer de manière générique une ethnie ou pouvait être utilisée pour caractériser même un seul représentant d’une entité géographique plus vaste, comprenant plusieurs populi et gentes. Pourtant, généralement, natio contient également un aspect qui incluait, sur les plans ethnique et culturel, notre terme “nation” qui apparaît aujourd’hui plus caractérisé sur le plan identitaire, plus capable d’identification spécifique, faisant référence à des peuples qui « ont en commun leur langue, leur histoire, leurs traditions ». Pour les provinces, la question avait des contenus culturels et juridiques importants quant au rapport entre la citoyenneté romaine et les iura gentis, c’est-à-dire les traditions juridiques locales des peregrini, qui persistaient dans une province romaine, comme en témoigne par exemple la Tabula Banasitana ; ces éléments montrent en quelque sorte que le “système juridique pré-romain” survivait en pleine période impériale.

Pour expliquer le terme natio, dans le sens de “patrie”, origo, lieu géographique de naissance et d’origine mais aussi domicilium (en grec génos, éthnos, polítes), le grammairien Lucius Cincius, repris par Festus pendant la période républicaine, faisait référence à ceux qui ont leurs racines dans un territoire où ils sont nés et où ils continuent à vivre : genus hominum, qui non aliunde venerunt, sed ibi nati sunt ubi incolunt. Cependant, le terme natione Afer n’est jamais documenté dans la région d’origine mais uniquement dans une terre très lointaine.

À ce propos, il faut préciser la différence avec gens car la notion exprimée par ce terme est liée à la série d’ancêtres présents dans une lignée familiale et unis par une relation de sang ; la notion de natio, en revanche, tient compte de la relation d’un groupe social donné avec un lieu d’origine géographique; en effet ce terme indique le sol de la patrie d’origine, « solum patrium quaerit », car il est homoradical avec le verbe nascor. Par conséquent, dans l’article natio écrit pour le Thesaurus linguae Latinae (a. 2014), Friedrich Spoth observe qu’en utilisant le terme natio, on veut parler notamment de coetu hominum, qui coniuncti sunt vinculo, peut-être unius originis, linguae, religionis similiter. On saisit donc le sens de l’expression natione verna, dans laquelle verna ne doit pas être compris dans son sens habituel d’”esclave né chez le maître”, mais dans le sens plus ancien de “natif”, puisque cette expression est utilisée surtout pour les affranchis et non pas pour les esclaves.

Généralement natio est utilisé pour indiquer un « populus », c’est-à-dire « homines, nomine vinculo originis, religionis similiter coniuncti » : les populations étrangères, alliées ou soumises à Rome (nationes exterae) ; il désigne quelquefois des peuples hostiles à la Res pubblica ou bien des groupes ethniques définis ethnocentriquement “barbares et arriérés” par rapport à la culture dont les Romains se croyaient les principaux porteurs. Mais pas dans notre cas car l’expression est vue positivement par les provinciaux africains ou par leurs héritiers. Pendant la période romaine, cette notion visait principalement les peregrini qui vivaient dans de vastes régions de l’espace géographique de l’empire et qui conservaient leurs traditions et, en quelque sorte, leur propre citoyenneté, quelquefois comme alternative à la citoyenneté romaine : natio est donc la communauté de droit à laquelle on appartenait par lien de sang, à partir du pays dans lequel on était né, du lieu d’origine et d’ancienne appartenance. Le terme était fréquemment utilisé – péjorativement – pour désigner les barbares vivant hors de l’Empire romain, qui possédaient leur propre langue et leurs propres traditions.

Natio pouvait indiquer de manière générique une ethnie ou pouvait être utilisé pour caractériser même un seul représentant d’une entité géographique plus vaste, comprenant différents populi et gentes. On saisit le sens de l’utilisation du terme natio lorsqu’il était utilisé pour indiquer – avec une nuance culturelle et identitaire – l’ensemble des peuples qui occupaient une province en dehors de la péninsule (comme l’Afrique Proconsulaire, la Maurétanie, la Sardaigne), organisée selon sa propre lex provinciae et soumise à l’origine à l’imperium d’un magistrat. Dans certains cas, il s’agissait de plusieurs provinces : les Maurétanies, héritières du royaume de Juba II et de Ptolémée, les Gaules, les Espagnes, etc. Par contre, les Romains préféraient utiliser les termes civitas, patria, res publica, Urbs, termes qui, évidemment, ne coïncident pas mais qui contiennent des nuances différentes pour indiquer une dimension juridique et institutionnelle fondée sur le libertas.

En 2005, dans son Manuel d’épigraphie romaine, Jean-Marie Lassère est allé jusqu’à affirmer, pour l’expression attribuée à un certain Iulius Alexsander natione Afer (24), que « le mot natio peut faire référence non à la naissance mais à la culture dont participe le personnage corcerné » : ce qui serait prouvé par le passage du de inventione de Cicéron (I, 24,35) dans lequel il se demande si un individu est grec ou barbare de par sa culture: natione, Graius an Barbarus ? En pratique, sur le plan psychologique, la mention épigraphique de la natio, si fréquente au IIe siècle apr. J.-C., pourrait être l’écho d’une nostalgie lointaine et peut-être inavouable « de déracinés », de personnages qui, tout en vivant à distance, n’oubliaient pas leur patrie lointaine, leur terre d’origine ; des individus ne souhaitant pas que des doutes subsistent quant à leur origine et qui ne voulaient pas être confondus avec les incolae, simples résidents qui n’étaient pas des membres à part entière de la communauté qui les avait accueillis. Par conséquent, on n’est explicitement natio Afri que si l’on vit hors de la province proconsulaire, mais il est sous-entendu que cette expression pourrait s’appliquer à tous les résidents, cives et peregrini.

Afin de proposer une contribution particulière à la notion de natio à attribuer historiquement à l’ensemble des populi qui occupaient l’Afrique du Nord, nous voulons ici rassembler tous les passages épigraphiques dans lesquels l’expression natione Afer (mais aussi Maurus, Punicus, Libicus etc.) est présente, « avec l’exposant natione suivie du nominatif du nom géographique sous forme adjectivale », signifiant donc “Africain par nationalité”, même si l’écart temporel rend absolument impossible l’assimilation réelle du mot latin natio avec le contenu substantiel du terme français moderne “nation”, aujourd’hui trop caractérisé et, désormais lié, en Afrique du Nord plus qu’en Europe, à la phase postcoloniale du Maghreb.

En effet, comme on le sait, la “nation” se distingue nettement du “peuple”, car elle repose avant tout sur des contraintes non juridiques mais prima facie naturelles et hérite aujourd’hui de tous les conditionnements des nationalismes de notre temps, qui vont du plan géographique au plan éthique et culturel. Ce thème devient encore plus aigu en Afrique du Nord, dans la relation entre paranabisme et nationalisme qui a caractérisé la période post-coloniale, notamment en Algérie, où l’idée d’une nationalité berbère, maure ou numide, continue à plaire. Il faut dire que cette expression est déjà documentée à l’époque de César, mais on la retrouve surtout au IIe siècle chez les Antonins et les Sévères ; elle sert initialement à définir la patrie des soldats d’origine pérégrine décédés hors de leur province d’origine, généralement sans indiquer leur ville d’origine ou la gens, mais avec un vaste champ de référence qui pouvait être plus compréhensible même pour les personnes les moins cultivées : c’était fréquent surtout pour les provinciaux qui n’avaient pas encore obtenu la citoyenneté romaine, avant Caracalla.

Dans le monde romain, pour indiquer par exemple les personnes venant de la province Sardinia, les civils utilisaient souvent l’expression Sardus ou domo Sardinia ; les légionnaires et les soldats des cohortes auxiliaires étaient simplement Sardus ou ex Sardinia avec l’indication de la ville (Caralitanus, Sulcitanus, etc.) ; l’origo d’un village, Nur(ac) Alb(-), ou d’un peuple, Fifensis ex Sar (dinia), Caresius, etc., était également indiquée.

La précieuse indication natione Afer, attribuée à de nombreux marins des flottes militaires de Misène et de Ravenne, notamment au IIe siècle apr. J.-C., présente plus d’intérêt. L’expression revêt un caractère particulier du fait qu’elle renvoie à une province bien délimitée du point de vue géographique et divisée en une série de populi qui, avant Caracalla, n’avaient pas encore obtenu la civitas romaine.

Du fait de sa transversalité, le thème “nation” a été étudié par des historiens du passé et du présent : en ce qui concerne les Africains, à partir de leur nature hybridée par différents composants, le terme se prête très bien à être décliné selon un long arc chronologique, de l’antiquité romaine aux nationalismes d’aujourd’hui. De nos jours, des siècles après, le débat sur la “souveraineté” controversée s’enrichit peut-être d’un nouvel élément qui nous permet d’assister en direct à l’identification d’une “natio” reconnue par les Romains, à la fois héritage du passé préhistorique et prémisse pour les développements ultérieurs.

Nous devrions donc distinguer d’une part une dimension culturelle-identitaire (natio incapable de s’affirmer) et, d’autre part, une dimension juridico-institutionnelle (civitas caractérisée par la libertas) : « de ce point de vue, la distinction natio/civitas ressemblerait à la distinction actuelle entre ethnie et nation-état, l’ethnie apparaissant comme la nationalité perdante et, en tant que telle, tombant dans une condition de re-naturalisation, éloignée de l’aspiration à la liberté qui caractérise le demos fondateur d’institutions ».

Même avec ses limites et ses différences sémantiques et fonctionnelles, au-delà de l’abîme chronologique et culturel qui nous sépare, l’expression romaine natione Afer, qui témoigne du désir de rappeler le lieu de naissance, de s’identifier comme originaires de la province lointaine au sein de la communis patria représentée par Rome et par l’empire, peut sans doute nous suggérer quelque chose aujourd’hui encore ; elle peut témoigner de la richesse et de la diversité culturelle de l’histoire de l’Afrique du Nord, sans se perdre dans un débat stérile sur le nationalisme du XIXe siècle fondé sur identité immuable et momifiée: dans la Méditerranée d’aujourd’hui, la Tunisie, l’Algérie et le Maroc se tournent, dans leur complexité, vers un horizon véritablement global.